22 mars [1768]
Je vous prie ma chère nièce de considérer que jamais vous ne retrouverez ce que Jacob Tronchin tout émerveillé de son lot de 90m.lt vous a proposé, et qu'il ne proposera plus.
Il vous faut une somme considérable d'argent comptant pour être agréablement meublée chez vous à Paris. Je vous l'ay dit, je vous le répète il n'y a point de fermier qui donnât 3000lt par an de la terre. Les Detournes en ont offert 160m.lt et se sont dédits le lendemain. Les génevois achètent à bon marché et vendent cher. Mr de Boisy nous a trompés en distrayant de sa terre une montagne et un pré considérables qu'il a vendus depuis à d'autres. Le président Debrosses m'a trompé plus indignement. Nous avons été les duppes de tous ceux avec qui nous avons eu affaire, excepté dans les acquisitions de l'hermitage, et du domaine Deodati, et nous avons surtout été les duppes de tous ceux qui ont continuellement mangé à votre table et qui n'ont pas eu ensuite la plus légère attention pour vous et pour moy. Vous sentez que le séjour de Ferney ne peut être supportable à une femme de Paris qu'en y ayant une cour; et c'est ce qui n'est plus possible.
Apeine êtes vous partie que tout le monde est tombé sur moy, jusqu'à Shwert qui veut qu'on luy paye des mémoires soldés et payez depuis six ans,les sœurs de la charité redemandent les terres que la Burdet a vendues, Brunet fait un procès pour des broussailles, madame de Monthou est devenue insolvable. On m'a présenté de Geneve vingt mémoires que je ne connaissais pas. Il faut payer au fermier de la chambre des finances de Geneve des cens et lods et ventes, dont Boisi n'avait eu garde de me donner connaissance. Il faut payer considérablement à madame Donop. Je ferai face à tout, j'aquiterai tout, mais il faut absolument vendre ce châtau d'Armide ou vous résoudre à n'en tirer jamais rien. Les premiers moments de la défaitte du conseil ont fait penser quelques génevois à se retirer dans des terres au pays de Gex. Dans trois mois ils n'y songeront plus: ils suporteront tranquilement leur petite honte, vous n'avez que ce moment et vous le laissez échaper. Cent mille francs d'argent comptant valent mieux pour vous dans la situation où vous êtes, que quatre terres de Ferney; soit que vous viviez avec l'abbé, soit avec l'enfant il vous faut une maison commode, et des soupers agréables. Vous retrouverez à Paris vos anciens amis qui n'écrivaient point à Ferney, mais qui ne vous quitteront pas, tant qu'ils pouront se rassembler chez vous à souper. Vous serez à portée de veiller sur votre fortune, à portée des bons médecins, et de tous les secours. Vous irez aux spectacles dans une petite loge, voylà votre vie arrangée.
Tout ce que je crains àprésent c'est que vous ne puissiez pas vendre Ferney dont le prix baisse tous les jours. Envoyez moy à tout hazard une procuration pour le vendre. Je ne ferai rien sans Christin. Je tâcherai de renouer avec Tronchin. Envoyez la procuration chez Damilaville qui me la fera tenir contresignée pour plus de sûreté. Je recommande encor le maréchal et les héritiers du prince de Guise. Je ne vous ay parlé que d'affaires. Mon cœur n'en est pas moins tendre pour vous.