à Geneve le 19 mars 1768
Il y a du Changement, monsieur, dans ce qui m'a conduit chez vous hier.
Tandis que j'étois à Ferney M. et made De T. ont consulté leurs Parens sur le mémoire que vous m'aviez envoyé. On a trouvé la terre trop chère, du moins pour leur fortune qui est d'environ vingt mille livres de rente y compris une maison en ville. Ils avoient cru que Ferney n'iroit qu'à cent cinquante ou soixante mille livres et vouloient la payer argent comptant. Ils avoient même pris des arrangements pour avoir cette somme en signant le Contract. Comme j'ai sçû leurs intentions en arrivant, je n'ai point envoyé votre Lettre à M. Tronchin et j'ai l'honneur de vous la remettre, ainsi le marché que vous avez avec lui n'est point rompû. Aureste votre dessein de vendre occuppe beaucoup ici, et je ne doute pas que vous n'ayez d'autres offres. Faites moi le plaisir de me marquer si toute votre terre est de l'ancien dénombrement.
Je suis très fâché et pour vous et pour mes amis que cette affaire n'ait pas pû s'arranger. Ils en avoient la plus grande envie, mais on leur a représenté qu'ils se mettroient trop à l'étroit. Quant à l'acquisition elle même je la trouve si bonne que je voudrais être en état de faire avec vous le marché dont je vous ai parlé qui vous laisseroit jouir de l'ouvrage de vos mains. J'espère que comme il n'entre aucun dégoût dans votre dessein vous vous donnerez le tems d'attendre les propo͞ons qui ne pourront manquer de vous être faites. Je puis vous assurer que je ne perdrai pas les occasions de vous procurer un acquéreur.
Tout ce qui pourra vous retenir à Ferney me paroitra avantageux. Tournay est un vilain manoir surtout en hyver, et j'avoue que je n'aime pas à vous voir semer dans le Champ de M. le Président.
Pardon m. du peu de succès de mes soins. Ils n'avoient pour objet que de vous donner une preuve de mon dévouement et vous ne devez pas douter du plaisir avec lequel je saisirai toujours les occasions de faire ce qui vous sera agréable. Personne ne vous étant plus attaché que je le suis et le serai à jamais.
P. S. Il me vient M. une idée presque folle. C'est de penser pour moi même à votre terre. Je n'ai pour cela qu'un moyen dans lequel vous pourrez m'aider, ce seroit que le Roy m'avançât 80 ou cent mille livres. Ce ne seroit pas une chose impossible. Il y en a des exemples. S. M. par bonté pour un de ses officiers a donné à un de mes parens une somme pour l'aider à acheter la terre de ce Gentilhomme. Je pourrois faire aisément une cinquantaine de mille livres, et comme j'ai à en attendre autant, j'emprunterois le reste. Pour cela il faudroit que M. le D. de Choiseuil eût la même envie de me faire du bien qu'il a de vous obliger. J'aurois de bonnes raisons à lui donner. Qu'il y a vingt ans que je sers le Roy, qu'avec cette terre je me trouverois beaucoup plus riche, et ne serois pas obligé de demander d'augmentation comme il faudra bien y venir &c. Mais 1. cette grâce n'est pas obtenue, 2. vous paroissez vouloir finir. Cependant mon château en Espagne n'est pas impraticable. Si les acquéreurs ne se pressoient pas nous pourrions faire cet arrangement qui ne nous déplaceroit pas. Si j'extravague dites le moi. J'enverrai un de mes gens à Paris, j'écrirai à mes protecteurs, j'en ferai même parler au Roy dont j'ai l'honneur d'être connu par une personne qui me veut beaucoup de bien et je ne désespérerois pas de réussir. Au pis aller ce seroit une affaire faite ou manquée dans trois semaines.
Avec deux cents dix mille livres seriez vous content?