1744-05-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

J'ay reçu ma chère nièce, votre lettre du 29 avril et j'ay reçu quelques jours après la dernière résolution de Desaunais.
Vous devez en être informée. J'ay peur que dans ses refus d'une charge de magistrature et d'une charge de commissaire des guerres il n'entre un peu de mécontentement de ce que ses parens luy ont refusé une petite avance. Ses parents la luy avoient refusée probablement pour le dégoûter du métier de lieutenant d'infanterie et ils l'ont peutêtre cabré en voulant le ramener. Pour moy qui suis de la secte des tolérans, je me suis contenté de luy proposer tous les partis sans vouloir fixer son choix. Enfin il reste lieutenant, et il faut que vous songiez à vendre au plutôt vos deux charges le mieux que vous pourez. Je crois que vous êtes àprésent à Paris chez votre sœur. Elle doit vous être d'une grande consolation. C'est un de mes chagrins de n'avoir pu venir vous tenir compagnie, et de ne vous pas voir à Paris dans ces premiers temps de douleur et d'inquiétude. Si vous n'alliez pas être occupée à vous arranger je vous proposerois de vous enlever et de vous faire passer un mois à Cirey dans la belle saison. Je vous parle de passer un mois auprès de vous, ma chère nièce, et je voudrois bien y passer ma vie. Il me semble qu'il est bien ridicule que je me borne a le souhaitter. Je m'imagine que nous vivrions ensemble avec douceur et que nous nous aiderions l'un l'autre à suporter les amertumes de cette vie.

Mandez moy où vous êtes, ce que vous faites, ce que vous devenez. Songez ma chère enfant à arranger votre vie pour être heureuse. Songez qu'on n'a que celà à faire dans ce monde, que le passé n'est rien, et qu'il s'agit seulement de vivre doucement aujourduy et demain. Tout le reste est illusion. Je vous embrasse tendrement, et je vous prie de m'écrire quand vous n'aurez rien à faire.

V.