1744-04-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère nièce je vous écris en mouillant le papier de mes larmes; si ma déplorable santé le permettoit, et si je pouvois sur le champ partir en poste, je viendrois assurément pleurer avec vous.
Desaunetsétoit icy avec monsieur le marquis du Chastellet quand nous avons reçu cette nouvelle accablante. Le pauvre garçon est aussi affligé que moy; il ne peut aller vous trouver parce qu'il est obligé d'aller à Nevers se faire recevoir dans son régiment qui a changé de colonel. Ce n'est plus mr le duc de Nivernois, c'est le marquis de Castres qui a le régiment de Limousin. Que ne pui-je venir avec luy, vous consoler, vous servir, vous montrer toutte l'amitié que j'ay pour vous, mais qui n'est qu'une bien faible consolation dans un malheur si grand, et si inattendu. Ma chère enfant voylà de ces cruelles occasions où on a besoin de tout son courage, mais que ce courage est encor peu de chose! que je vous plains, que je partage touttes vos douleurs, et que je crains pour votre santé! Ménagez la du moins, conservez moy ma consolation. Songez à vos affaires, songez à vivre. Ecrivez moy je vous en conjure, ce que vous devenez, et quel party vous prenez. Votre beaufrère est il auprès de vous? Quittez au plutôt Lile. Qu'y feriez vous que de vous consumer de douleur? Allez vivre à Paris où je compte vous embrasser au mois d'octobre. C'est un de mes malheurs de ne pas passer avec vous tout le reste des jours de ma vie. Mais je veux vous voir autant que je le pouroy. Je veux savoir absolument tout ce que vous ferez, donnez ce soulagement à votre affliction et à la mienne. Vous avez heureusement un baufrère honnête homme qui n'ajoutera pas à la douleur de votre perte celles qu'on essuye dans des discussions de partage. Vous avez apparemment un douaire honnête, des reprises. Ce n'est pas assurément ce qui vous occupe, mais c'est à quoy il faut vous efforcer de penser. Monsieur et madame du Chastellet prennent bien de la part à votre malheur. Ils me chargent de vous en assurer. Desaunais vous écrit. Adieu, du courage, de la filosofie. La vie est un songe et un songe triste, mais vivez pour vos amis et pour moy qui vous aime tendrement.

V.