mardy matin, 1er Mars [1768] à Ferney
Soiez très sûr, très aimable Résident que vôtre Languedochienne avec ses beaux yeux n'avait point vu la deuxième balliverne.
J'avais abandonné aux curieux la première et la troisième; mais pour la seconde je l'avais toujours laissée dans mon portefeuille; et j'avais des raisons essentielles pour ne la point faire paraître. Si vôtre Dame aux grands yeux l'a eue, ce ne peut être que depuis le mois de novembre, car Laharpe partit au mois d'octobre, et ce fut au commencement de novembre qu'il la donna à trois personnes de ma connaissance. Les copies se sont peu multipliées, attendu qu'on ne se soucie guères à Paris de Tolot l'apoticaire, de Flournoi, de Rodon, du prédicant Buchon et autres messieurs de cette espèce.
Si quelqu'un avait pu me faire cette infidélité c'était ce polisson de Gallien, cependant il ne l'a pas faitte.
S'il était vrai que cette coionnerie eût paru à Paris avant le voiage de Laharpe au mois d'octobre, comme il l'a dit à son retour pour se justifier, il m'en aurait sans doute averti dans ses Lettres. Il m'instruisait de toutes les anecdotes littéraires; il n'aurait pas oublié celle qui me regardait de si près; il n'aurait pas manqué de prévenir par cet avertissement les soupçons qui pouvaient tomber sur lui. Cependant, il ne m'en dit pas un seul mot. Aucontraire, il donna une copie à Mr Dupuits, et le pria de ne m'en point parler. Dupuits en effet ne m'en parla qu'à son retour lorsqu'il fallut éclaircir l'affaire. Laharpe ne se justifia qu'en disant qu'il n'avait donné le manuscrit que parce qu'il en courait des copies infidèles. Il en avait donc une copie fidèle, et cette copie fidèle je ne la lui avais certainement pas donnée.
On lui demanda de qui il la tenait. Il répondit que c'était d'un jeune homme dont il ne dit pas le nom. Huit jours après il dit que c'était d'un sculpteur qui demeurait dans sa rue.
Je ne lui ai fait aucun reproche, mais sa conscience lui en fesait beaucoup devant moi. Il ne m'a jamais parlé de cette affaire qu'en baissant les yeux, et son visage prenait un air de pâleur qui n'est pas celui de l'innocence. Son procez est instruit. Il s'en faut beaucoup que je l'aie condamné rigoureusement, je suis trop partisan de la proportion entre les délits et les peines, et je sais qu'il faut pardonner.
Nonseulement j'ai eu le bonheur de lui rendre des services essentiels, mais je lui en rendrai toujours autant qu'il dépendra de moi. Je serrerai seulement mes papiers si jamais made Denis le ramêne à Ferney.
Voilà, aimable Résident, l'histoire au juste. Plût à Dieu qu'il n'y eût pas de plus grande tracasserie dans le monde! J'espère que vous verrez bientôt finir celles de Genêve. Voulez vous bien avoir la bonté de donner au porteur cette gazette de France où il est parlé des Rodomontades espagnoles contre l'inquisition? Il y a des monstres auxquels il ne suffit pas de leur rogner les ongles, il faut leur couper la tête.
Tuus sum et semper ero.
V.