1767-06-12, de Rose Victoire de La Beaumelle à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous êtes, monsieur, un cruel homme.
Depuis douze ans, mon mari n'a pas écrit une syllabe contre vous: depuis quatre ans, je m'occupe à lui faire oublier toutes ces misères d'auteur. Et tandis que je me flatte d'avoir réussi, je reçois par la poste une lettre horrible que vous écrivez au public contre lui. J'ai été, je vous l'avoue, désolée de ces nouvelles hostilités. M. de La Beaumelle est dans un état à n'avoir pas besoin d'émotions violentes. Je crois donc devoir vous écrire, monsieur, avant de lui montrer cette pièce, afin que, si vous reconnaissez votre tort, comme je l'espère, cette affaire n'aille pas plus loin.

Je vous proteste d'abord, avec toute la vérité possible, que mon mari n'a aucune part aux lettres anonymes qui vous ont été écrites soit de Lyon, soit d'ailleurs. Je vois tout ce qu'il écrit. Depuis plus de dix-huit mois il est en proie à des douleurs de tête qui ne lui laissent aucun repos…. Uniquement occupé de sa santé, renfermé dans sa solitude, il est bien éloigné de vous attaquer. J'avais obtenu de lui qu'il supprimerait l'éloge de m. de Maupertuis où vous ne jouez point un rôle avantageux. Votre traité sur la tolérance l'avait charmé; il parlait de vos talents avec admiration, et jamais de ses démêlés avec vous. Et, quoiqu'il n'eût pas médiocrement contribué au rétablissement des Calas, tant par des effets réels que par des mémoires d'après lesquels mm. de Beaumont, Loiseau, Mariette et vous même agîtes et travaillâtes, cependant il vous voyait avec joie vous en attribuer toute la gloire et vous l'attribuait lui même dans l'occasion.

Enfin je croyais que toutes ces vieilles animosités étaient assoupies pour jamais, lorsque je reçois cette circulaire où vous renchérissez sur tous vos excès passés.

…En écrivant que mon mari est un prédicant, qu'il a été à Bicêtre, qu'il a fui avec une servante après un vol fait à la maitresse de cette servante, prétendez vous faire croire ce que sûrement vous ne croyez pas vous même? Vous savez très bien que c'est à la Bastille qu'il a été, où l'on met les auteurs imprudents, et non pas à Bicêtre, où l'on met les malfaiteurs. Vous savez très bien qu'il n'est, ni n'a jamais été prédicant. Tout Genève peut vous l'avoir dit. Il y avait fait une partie de ses études aux dépens de son père. Vous pouvez l'avoir trouvé inscrit dans la matricule des étudiants; mais sûrement il n'eut jamais l'honneur d'être inscrit, comme vous l'avancez, dans le registre de la compagnie des ministres. Voilà pour ce qu'il a été. Quant à ce qu'il est aujourd'hui, il est seigneur direct, haut, moyen et bas justicier du Carla, ville du comté de Foix… cette qualité paraît assez incompatible en France avec celle de prédicant.

Je ne parle point du reste. Une imposture semblable à celle de sa condamnation aux galères pour avoir pris l'habitude de fouiller dans les poches de son prochain… se réfute elle même. Je vois bien que vous ne voulez que l'inquiéter parce que vous croyez qu'il est votre ennemi. Mais je vous assure qu'il ne l'est pas maintenant…. Que vous reviendra-t-il au bout? … S'il se défend, en serez vous plus avancé? Est il possible qu'à votre âge vous ne puissiez vous résoudre à jouir de votre gloire et à laisser jouir les autres de leur obscurité? Mon mari ne reprendra plus la plume contre vous; du moins je l'espère de mes instances, je l'espère même de votre équité….

Vous dotez la petite-nièce de Corneille; vous défendez Calas, vous donnez un asile et des protecteurs à ce pauvre Sirven. Tout cela est bien beau; mais le premier devoir est d'être juste. . . .