Vienne ce 9 juin 1767
Monsieur,
Vous ne serez point étonné d'apprendre que vôtre nom, ce nom illustré par tant d'ouvrages qui lui assûrent bien plus sûrement l'immortalité que ne feroient les conquêtes les plus éclatantes, soit connu aux deux bouts de la terre.
Si l'on se souvient encore de ces fléaux dont l'ambition l'a dévastée, c'est pour les abhorrer; tandis que la meilleure partie des hommes ne sçauroit penser à vous, Monsieur, sans être saisie de respect et de reconnoissance. Qu'on ouvre ces archives de la raison que la vraie Philosophie vous a dicté, et que vous avez sçu embellir de tous les agrémens de la Littérature, l'on y verra cet amour de l'humanité, ce désir d'éclairer vos semblables, qui seuls méritent nos hommages. La Postérité juste appréciatrice du vrai mérite comblera les vœux de vos Contemporains, en vous rendant les honneurs que tout homme raisonnable vous destine dans le fond de son âme, et des lauriers mérités à tant de titres, fleuriront sans doute à jamais; à moins que les Lettres et les beaux arts ne retombent dans la Barbarie dont on a eu tant de peine à les tirer.
En vain l'envie et la superstition ont-ils fait siffler leurs serpens sur vôtre tête, vous avez sçu les écraser, Monsieur; et la haine des sots et des Tartuffes, en les couvrant de honte, a augmenté vôtre gloire.
Il y a longtems que l'Univers admire vos talens et vos divins ouvrages (passez-moi la seule épithète qui leur convient). Vous avez sçu depuis votre retraite faire respecter votre cœur; vous ne vous y bornez point à éclairer les hommes, vous les soulagez, Monsieur. Le fruit de vos veilles et de vos travaux, ainsi que vôtre patrimoine sont employés au secours de vos Confrères les humains. La différence du culte ne les exclue pas de votre bienfaisance. Vous avez été le premier qui avez osé dire aux hommes qu'ils étoient frères, malgré quelques variétés dans leurs opinions; et dans ce point comme dans bien d'autres vous ajoutez l'exemple au précepte.
Si jamais mes occupations et mon emploi me permettent de faire un voyage, je n'irai point admirer les belles ruines d'Italie, ni me mettre pour me décrasser entre les mains des friseurs, des tailleurs, et des Cordonniers de Paris. Je laisse le premier aux Anglois que j'estime malgré quelques bizarreries, et le second aux lourds Allemans qui ne rapportent jamais que des ridicules d'un pays qui a tant de bonnes choses pour se les faire pardonner. Le but de mon voyage sera bien plus noble. J'irai voir ce sage que je respecte autant que je l'admire, ce favori des Muses, ce Philosophe aimable qui devroit être immortel comme ses ouvrages. C'est vous enfin, Monsieur, que j'irai voir. Vôtre admirateur depuis longtems, je ne datte mon éxistence que du moment où j'ai commencé à lire vos ouvrages. J'y ai puisé le goût de la littérature, et les principes d'une Philosophie épurée. Vôtre commerce me seroit sans doute bien plus utile encore; mais attaché par des nœuds solides à une Cour qui m'a comblé de bienfaits dès ma naissance, je suis presque réduit à de vains souhaits pour le bonheur de vous voir. Permettez donc, Monsieur, qu'en attendant une occasion heureuse de vous présenter ses respects, un Hongrois prenne la liberté de vous envoyer quelques essais de Poësie françoise. C'est une témérité sans doute à un Scythe d'avoir osé faire des vers dans une langue étrangère; et n'en est-ce pas une plus grande encore d'oser les envoyer au Roi des Poëtes françois. Vous avez toujours protégé, Monsieur, les Jeunes gens qui grimpent le chemin raboteux du Parnasse; n'avoir que vingt six ans seroit peut-être un titre pour mériter vôtre indulgence: mais sans vouloir me prévaloir de ma jeunesse qui ne doit pas faire pardonner de mauvais vers aux yeux du grand homme qui fit son Oedipe à vingt ans, j'ai un motif bien différent en vous présentant ces bagatelles; c'est le désir de me corriger de la manie de rimer. L'amour propre est un dangéreux conseiller. Quand vous aurez eu la bonté de me dire que vous n'y découvrez aucune inclination poétique, aucune trace de ce feu et de cet entousiasme qui est l'empreinte du génie, cette décision sera sans appel pour moi, et je n'oserai plus m'amuser à une chose où vous croirez que je ne réussirai jamais. Si contre mon attente (ce n'est pas l'orgueil d'Auteur déguisé en modestie qui me dicte se langage) vous trouviez ces bagatelles passables, vôtre suffrage me servira d'aiguillon. (Dieu sçait que nous en avons besoin dans un pays où l'on n'ose encore cultiver les lettres qu'en cachette, ce goût donnant un ridicule dans la société) et je parviendrai peut-être, animé par vous, à faire moins mal à l'avenir. Je vous supplie donc, Monsieur, de daigner me mander vôtre sentiment sur ces niaiseries. C'est dérober sans doute des momens précieux à L'Univers que de vouloir que vous les lisiez. Tous les vôtres sont comptés pour son utilité, ou pour son plaisir; mais je ne sçaurois résister à l'envie de soumettre mes rimailleries à vôtre jugement. C'est le seul but que j'ai; car j'ose vous supplier de ne faire aucun autre usage de mes vers, quand même ils vous paroitraient médiocres. Je me suis proposé de fuir toujours l'éclat: vôtre sentiment est tout ce qui m'intéresse Monsieur. Pour être plus sûr que je ne le dois qu'à votre justice, et pour que la politesse ne vous fasse pas mitiger vôtre arrêt, je ne signe point cette lettre. Pardonnez ce détour, Monsieur, à un de vos plus sincères admirateurs, et soyez persuadé de la vénération d'un homme que vous connoitrez peut-être plus particulièrement à l'avenir; mais qui vous supplie aujourd'hui de lui permettre qu'il ne se dise
Monsieur,
que Vôtre très humble et très obéissant serviteur
l'Inconu
P: S: La plupart de ces vers ont eu l'amour pour sujet. J'ai osé quelquefois traiter d'autres matières moins frivoles; mais j'attens une occasion plus sûre, Monsieur, pour vous les envoyer avec quelques essais de prose.
Permettez, en attendant, que je profite de celle ci pour participer à une action si digne de vous et de l'humanité, en soulageant selon mes facultés les Sirvens, ces malheureux que le glaive de la superstition persécute avec atrocité dans un siècle qui paroissoit être assez éclairé pour nous mettre à l'abri de ses coups. Cette famille languiroit sans doute dans la plus cruelle misère sans vous, Monsieur, qui daignâtes lui accorder un azile et une protection assez puissante pour entrainer celle de quelques Rois que vôtre éxemple a animé à l'être en effet dans cette occasion. Daignez remettre aux Sirvens cette bagatelle de la part d'un particulier qui se croit trop heureux d'employer son superflu à secourir l'innocence persécutée.
Si vous daignez répondre à cette lettre, ayez la bonté, Monsieur, de la mettre à l'addresse suivante:
A Monsieur le Baron de Fries
à Vienne
Je suis convenu avec ce galant homme qu'il la recevra pour moi.