1767-01-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Joseph Dorat.

La rigueur extrême de la Saison, Monsieur, a trop augmenté mes souffrances continuelles pour me permettre de répondre aussitôt que je L'aurais voulu à vôtre Lettre du 14 janvier.
L'état douloureux où je suis a été encor augmenté par L'extrême disette où La cessation de tout Commerce avec Genêve nous a réduits. Ma situation devenue très désagréable ne m'a pas assurément rendu insensible aux jolis vers dont vous avés semé votre lettre. Il aurait été encor plus doux pour moi, je vous L'avoue, que vous eussiez employé vos talents aimables à répandre dans le public les sentiments dont vous m'avés honnoré dans vos Lettres particulières. Personne n'a été plus pénétré que moy de vôtre mérite, personne n'a mieux senti combien vous feriés d'honneur un jour à L'académie française qui cherche comme vous savés, à n'admettre dans son corps que des hommes qui pensent comme vous. J'y ai quelques amis, et ces amis ne sont pas assurément contents de La conduite de Rousseau, et le sont très peu de ses ouvrages. Mr D'Alembert et Mr de Marmontel n'ont pas à se louer de lui.

Vous savés d'ailleurs que Mr Le Duc de Choiseuil n'est que trop informé des manœuvres Lâches et criminelles de cet homme. Vous savés que son complice a été arrêté dans Paris. J'ignore après tout celà comment vous avés appellé du nom de grand homme un charlatan qui n'est connu que par des paradoxes ridicules, et par une conduite coupable.

Vous sentés d'ailleurs la valeur de ces expressions à La page 8 de votre avis:

Achevés enfin par vos mœurs
Ce qu'ont ébauché vos ouvrages.

Je n'avais point vu votre avis imprimé, on ne m'en avait envoyé que les premiers vers manuscrits. Je laisse à vôtre probité et aux sentiments que vous me témoignés le soin de réparer ce que ces deux vers ont d'outrageant et d'odieux. Pezés, Monsieur, ce mot de mœurs. J'ose vous dire que ni ma famille, ni mes amis, ni la famille des Calas, ni celle des Sirven, ni la petite fille du grand Corneille, ne m'accuseront de manquer de mœurs. Vous conviendrés du moins qu'il y a quelque différence entre votre compatriote qui a marié un gentilhomme de beaucoup de mérite avec Mlle Corneille, et un garçon horloger de Genêve, qui écrit que Monsr le Dauphin doit épouser la fille du boureau si elle lui plait.

Les mœurs, Monsieur, n'ont rien de commun avec les querelles de littérature, mais elles sont Liées éssentiellement à L'honnêteté et à la probité dont vous faittes profession. C'est à vos mœurs mêmes que je m'addresse. Les deux lettres que vous avés eu la bonté de m'écrire, L'amitié de mr Le chevalier de Pezay, la vôtre que J'ambitionne et dont vous me flattés, me donnent de justes espérances. Ce sera pour moy la plus chère des consolations de pouvoir me livrer sans réserve à tous les sentiments avec les quels j'ay l'honneur d'etre, Monsieur, vôtre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire

Ma famille, mes amis et moi nous serons également satisfaits si vous voulez bien, Monsieur, insérer dans les papiers publics un mot qui fasse voir qu'aiant été mieux informé vous rendez justice à la vérité.