Mon illustre Maître,
J'ay enfin Le philosophe ignorant, j'en aime et admire L'auteur, je suis très content des raisonnements, et enchanté de ses fables.
Il me manque le Recueil nécessaire, et quelque prix qu'on en offre on ne peut L'avoir. Vos Contrebandiers en tabac sont hardis et nos contrebandiers en livres poltrons. Pour un Ecus on va à La Sape et pour quatre louis L'on n'a point de Recueil. Omar brûloit les bibliotèques, nos prêtres les empêchent de se former. On ne parle icy que de pendre Les colporteurs, brûler les auteurs &c. Lisbonne est à Versaille, nous attendons de jours en jours un otodafée. Rome cependant n'est pas fort protégée du ciel. Tout y est dit on en confusion comme à Geneve et Le père éternel dit d'après vous
Rome et ses mistères passeront peutestre. Les béliers, Les Osiris, Les Jupiter ont bien disparu, Mais Les prêtres ont toujours restés. Mon cher Maître nous combatons des immortels, n'importe Diomede en a blessé un. La rigeur et La cruauté n'a point refrodi le zèle. Puisqu'il n'y a plus de tolérance à espérer, il n'y a plus de ménagement à garder. Il faut que d'icy à un siècle, nous soions Le peuple le plus stupide ou Le plus éclairé. Lequel serons nous? C'est un secret que le saint enchainement, père des Dieux du ciel, des soleils, des planètes et des hommes, ne m'a point révélé. En attendant je lis Les livres qu'on fait sans en jamais deviner les auteurs. J'ay lu par Ex. un Excellent Commentaire sur Les délits et peines et L'auteur à Coup sûr C'est un grand homme. On va nous donner une tragédie intitulée les Scithes. Je n'en ai lu qu'une scène. C'est de La grande manière. Adieu Mon cher maître. Vale et me semper ama. Croiez que vous n'avez point d'admirateur plus sincère que votre serviteur
Helvetius
à Paris ce 3 janvier 1767