[c. 10 October 1766]
Je sçais bien que quand une bête féroce a trempé sa langue dans le sang humain elle ne peut plus s'en passer.
Je sçais bien que cette bête manque d'aliment, et que n'ayant plus de Jesuites à manger, elle va se jetter sur les philosophes. Je sçais bien qu'elle a les yeux tournés sur moi, et que Je serai peutêtre Le premier qu'elle dévorera. Je sçais bien qu'un honnête homme peut en vingt quatre heures perdre ici sa fortune parcequ'ils sont gueux; son honneur, parcequ'il n'y a point de loix; sa Liberté, parceque Les tyrans sont ombrageux; sa vie, parcequ'ils comptent la vie d'un citoyen pour rien, et qu'ils cherchent à se tirer du mépris, par des actes de terreur. Je sçais bien qu'ils nous Imputent leurs désastres, parceque nous sommes seuls en état de remarquer Leurs sotises. Je sçais bien qu'un d'entr'eux a l'atrocité de dire qu'on n'avancera rien, tant qu'on ne brûlera que des livres. Je sçais bien qu'ils viennent d'égorger un enfant pour des inepties qui ne méritoient qu'une Légère correction paternelle. Je sçais bien qu'ils ont Jetté et qu'ils tiennent encore dans Les cachots, un magistrat respectable à tous égards, parcequ'il refusoit de conspirer à la ruine de sa province, et qu'il avoit déclaré sa haine pour la superstition et le despotisme. Je sçais bien qu'ils en sont venus au point que Les gens de bien et Les hommes éclairés leur sont et leur doivent être Insupportables. Je sçais bien que nous sommes enveloppés des fils Imperceptibles d'une nasse qu'on appelle Police, et que nous sommes entourés de délateurs. Je sçais bien que Je n'ai ni la naissance, ni les vertus, ni l'état, ni les talens qui recommandoient mr Dela Chalotais et que, quand ils voudront me perdre, Je serai perdu. Je sçais bien qu'il peut arriver avant La fin de l'année que Je me rapelle vos conseils et que Je m'écrie avec amertume, O Solon, Solon! Je ne me dissimule rien, comme vous voyez; mon âme est pleine d'allarmes. J'entens au fond de mon cœur une voix qui se Joint à la vôtre et qui me dit, Fuis, fuis; cependant Je suis retenu par L'inertie la plus stupide et La moins concevable, et Je reste. C'est qu'il y a à côté de moi une femme déjà avancée en âge; et qu'il est difficile de l'arracher à ses parents, à ses amis et à son petit foyer. C'est que Je suis père d'une Jeune fille à qui Je dois L'éducation; c'est que J'ai aussi des amis. Il faut donc les laisser ces consolateurs toujours présents dans les malheurs de la vie, ces témoins honnêtes de nos actions; et que voulez vous que Je fasse de L'existence, si je ne puis la conserver qu'en renonçant à tout ce qui me la rend chère? Et puis Je me lève tous les matins avec l'espérance que Les méchants se sont amendés pendant la nuit; qu'il n'y a plus de fanatiques; que Les maitres ont senti Leurs véritables Intérêts, et qu'ils reconnoissent enfin que nous sommes Les meilleurs sujets qu'ils aient. C'est une bêtise, mais c'est la bêtise d'une bonne âme qui ne peut croire Longtems à la méchanceté. Ajoutez à cela que le danger qui nous menace tient à une disposition des esprits qui ne s'apperçoit point. La société présente un aspect si tranquille, que l'âme lasse de se tourmenter, se livre à une sécurité, perfide à la vérité, mais à la quelle il est presque impossible de se refuser. L'Innocence et l'obscurité de sa vie sont deux autres sophismes bien séduisants. Et comment voulez vous que celui qui n'en veut à personne, s'imagine sous les tuiles où il s'occupe à se rendre meilleur, que des bourreaux attendent le jour pour se saisir de lui et le jetter dans un bûcher? Quand on s'est rassuré par sa nullité, on se rassure par son Importance. Dans un autre moment, on se dit à soi même, Ils n'auront pas Le front de persécuter un homme qui a consumé ses plus belles années à bien mériter de son pais; n'est ce pas assez qu'ils aient laissé à d'autres le soin de l'honorer, de le récompenser, de l'encourager? S'ils ne m'ont pas fait de bien, ils n'oseront me faire du mal. C'est ainsi qu'on est alternativement dupe de sa modestie et de son orgueil. Qui que vous soyez qui m'avez écrit la lettre pleine d'Intérêt et d'estime que notre ami commun m'a remise, Je sens toute La reconnoissance que Je vous dois, et Je jette d'ici mes bras autour de votre col. Je n'accepte ni ne refuse vos offres. Plusieurs honnêtes gens effrayés du train que prennent Les choses, sont tentés de suivre le conseil que vous me donnez. Qu'ils partent, et quel que soit l'azile qu'ils auront choisi, fût ce au bout du monde, J'irai. Notre ami m'a fait lire un ouvrage nouveau. Je tremble pour le moment où cet ouvrage sera connu. C'est un homme qui a pris La torche de vos mains, qui est entré fièrement dans leur édifice de paille et qui a mis le feu de tous côtés. Ils voudront faire un exemple; et dans leur fureur, ils se jetteront sur le premier venu. Si cet ouvrage vous est connu et que vous en puissiez différer la publicité Jusqu'à des circonstances plus favorables, vous ferez bien. Je vais déposer votre lettre, afin qu'à tout événement, vous puissiez Joindre à ma Justification que Je vous recommande, Le témoignage des précautions que vous aviez prises, pour leur épargner un crime nouveau. Si j'avois le sort de Socrate, songez que ce n'est pas assez de mourir comme lui, pour mériter de lui être comparé. Illustre et tendre ami de L'humanité, Je vous salue et vous embrasse. Il n'y a point d'homme un peu généreux qui ne pardonnât au fanatisme d'abréger ses années, si elles pouvoient s'ajouter aux vôtres. Si nous ne concourons pas avec vous, à écraser la bête, c'est que nous sommes sous sa griffe; et si connoissant toute sa férocité, nous balançons à nous en éloigner, c'est par des considérations dont le prestige est d'autant plus fort qu'on a l'âme plus honnête et plus sensible. Nos entours sont si doux, et c'est une perte si difficile à réparer!