1766-09-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Théodore Tronchin.

Je ne peux écrire de ma main à mon Esculape, je suis un peu malade, c'est un tribut que je paie régulièrement au changement des saisons.
Je m'étais mis cependant à un excellent régime. Je n'ai pu résister à l'envie de voir jouer Henri 4 sur mon petit théâtre de Ferney; il faut pardonner à l'auteur de la Henriade l'insolence qu'il a eue de faire venir toute la troupe de Genêve chez lui. J'ai pleuré une partie de la pièce et j'ai ri l'autre. Si on la jouait à Paris je crois qu'elle serait jouée un an de suitte.

Ne nous hâtons pas, je vous en conjure, de condamner Mr De Beaumont. Le fond de l'affaire est que le bien revendiqué par made De Beaumont avait été vendu à trop vil prix. Elle est héritière naturelle. La Lézion est manifeste. Voilà pour les procédés. A l'égard des procédures je pense comme vous, qu'il est fort triste d'être dans la dure nécessité de réclamer une loi cruelle contre laquelle on s'était élevé dans d'autres affaires. Mais il n'y a pas, je crois, d'autre moien de revenir contre la Lézion dont on se plaint. C'est une affaire fort désagréable, et qu'on devrait ce me semble accommoder.

Ne confondez point, je vous en suplie, vos parents avec d'autres personnes de Genêve. Soiez très sûr que je serai attaché du fond de mon cœur à toute vôtre famille jusqu'au dernier moment de ma vie. Mais il faut se voir et se parler, pour s'entendre, et vous savez qu'il y a plus de deux ans que je ne peux sortir. Je vous répète encor que je ne me mêlai un petit moment des affaires de vôtre ville, que sur la prière de plusieurs personnes des deux partis. Je me débarassai de tous dès que mr Hennin arriva. Mr le Duc De Choiseuil, malgré la multitude de ses affaires, me rend plus de justice que vous. Je reçois une Lettre de lui en même temps que je reçois la vôtre, et j'aurais souhaitté que vous n'eussiez parlé avec autant de confiance et de bonté que lui. Vous affligez encor une fois mon amitié par le soupçon que vous semblez avoir que je ne préfère pas l'intérêt de vôtre famille à tout autre intérêt. Si quelqu'un avait à se plaindre ce serait moi peut être. C'est à ceux qui se portent bien à venir chez les malades. Mr L'ambassadeur me fait l'honneur d'y venir assez souvent pour qu'un de vos parents daignât l'accompagner. Je n'en dirais pas autant de quelques peruques. Messieurs Tronchin ont toujours été les seuls avec qui j'ai été lié. Aureste, soiez très sûr qu'ils ne peuvent être sacrifiés à personne, et que les partisans les plus outrés du peuple, ne leur ôteront jamais rien de leur considération. Je sais bien que la concorde ne sera jamais dans Genêve, mais les loix en tiendront lieu et c'est tout ce qu'on peut attendre.

Pour Jean Jaques, je tiens toujours qu'il faut le montrer à Bartholomey fair pour un scheling. Celà devient trop comique, et la folie est trop forte pour qu'on s'en fâche. Il est très phisiquement mentis non compos, et je parie ce qu'on voudra qu'il sera enfermé à Bedlam avant deux ans.

Je ne saurais cesser de dicter sans vous demander si vous êtes instruit qu'on a flétri d'une voix unanime à la cour des aydes le nommé Broutet, l'un des juges du chevalier de La Barre. Ce scélérat s'étant porté pour juge n'était pas même gradué. Il s'était acharné contre le chevalier, et il avait animé tous les autres juges. Le voilà désormais incapable d'éxercer aucune charge de judicature.

Je finis, de peur de trop parler, les malades doivent ménager leur poitrine. Mon cœur vous dit tout ce que le secrétaire n'écrit point.