1762-03-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Balthazar Espeir de Chazel.

J'ay grand intérest monsieur que les anciens camarades s'aiment toujours, je l'ay été de mr votre père et je m'intéresse tendrement à luy.
Je vous prie de l'assurer que je serai son ami jusqu'au dernier moment de ma vie.

Je saisis les offres d'amitié que vous me faittes pour vous demander une grâce. C'est de vouloir bien monsieur m'instruire de la vérité, si on la peut découvrir dans l'horrible avanture des Calas. Deux des enfans de ce malheureux sont dans mon voisinage. Ils attestent le ciel et la terre. Ils émeuvent tous les esprits. Ils jurent que leur père était innocent, que c'était le plus doux des hommes et le meilleurs des pères. Il a disent ils crié au ciel jusqu'au dernier moment contre la fureur superstitieuse dont il était la victime. Il a pardonné à ses juges. Le dominicain qu'on avait mis auprès de luy, dit qu'il voudroit mourir aussi saintement que cet infortuné. On ne luy a pu confronter aucun témoin oculaire. Il paraît phisiquement impossible qu'il ait pu pendre son fils dans les circonstances où on le suppose. Cinq juges ont opiné à l'absoudre, les huit autres étaient des pénitents blancs, séduits et enivrez de l'horrible superstition d'un peuple insensé qui mettait le pendu au nombre des martirs. Un seul de ces huit juges qui aurait écouté la raison en se rangeant à l'opinion des cinq juges raisonables, aurait sauvé la vie à un innocent. Voylà monsieur ce qu'on dit, ce qu'on écrit, et qui remplit tous les étrangers d'indignation et de pitié. On se rappelle tant de jugements iniques qui ont égorgé l'innocence, avec le poignard de la justice. On crie que nous sommes une nation odieuse, intolérante, superstitieuse, aussi atroce que frivole, qui passe des St Barthelemi à l'opéra comique, qui sait rouer des innocents, et qui ne sait combattre ny sur mer ny sur terre. J'entends avec douleur tous ces reproches affreux. Le silence du parlement dans une occasion où il devrait publier son arest motivé, ferme la bouche à qui conque veut soutenir l'équité de son jugement. Enfin monsieur je vous supplie de me dire une vérité qui importe au genre humain.

Je dirai aux Crammer libraires de Geneve que vous voulez bien que votre nom soit dans la liste pour quatre exemplaires de Corneille. Les libraires seuls se mêlent de l'édition. Mon unique occupation est de commenter un homme qui a fait honneur à sa patrie.

J'ay l'honneur d'être avec tous les sentiments que je vous dois

monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire