1766-07-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Joseph, prince de Ligne.

Vous voiez bien, mon prince, par le lieu dont je date, que je ne suis pas le plus jeune et le plus vigoureux des mortels; mais en quelque état que je sois je ressens vos bontés comme si j'avais vôtre âge.
Vôtre Lettre me fait voir que vous êtes aussi philosophe qu'aimable. Né dans le sein des grandeurs vous faittes peu de cas de celles qui ne sont pas dans vous même, et qu'on n'obtient que par la faveur d'autrui.

Il ne vous appartient pas d'être courtisan, c'est à vous qu'il faut faire sa cour et vous pouvez jouïr assurément de la vie la plus heureuse et la plus honorée, sans en avoir obligation à personne.

Je serais bien tenté de vous envoier un petit écrit sur une avanture horrible assez semblable à celle des Calas, mais j'ai craint que le paquet ne fût un peu trop gros. Il est de deux feuilles d'impression. Je suis persuadé qu'il toucherait vôtre belle âme. Vous y verriez d'ailleurs des choses très curieuses. Je passe dans ma petite sphère les derniers temps de ma vie comme vous passez vos beaux jours, à faire le plus de bien dont je suis capable; c'est par cela seul que je mérite un peu les bontés dont vous daignez m'honorer. Vous en ferez beaucoup dans vos belles et magnifiques terres; vous y vivrez en souverain, vous pourez attirer auprès de vous des hommes dignes de vous plaire. Les plus grands rois n'ont rien au dessus. On m'a dit que vous iriez faire un tour en Italie. Je ne sais pas si ce bruit est fondé, mais il me plaît infiniment. Je me flatterais que vous prendriez la route de Genêve, que je pourais avoir l'honneur de vous recevoir dans ma cabane; vos grâces ranimeraient ma vieillesse. L'Italie commence à mériter d'être vue par un prince qui pense comme vous. On y allait il y a vingt ans pour voir des statues antiques et pour y entendre de nouvelle musique; on peut y aller aujourd'hui pour y voir des hommes qui pensent et qui foulent aux pieds la superstition et le fanatisme.

Tes plus grands ennemis Rome sont à tes portes.

Il s'est fait en Europe une révolution étonnante dans les esprits. J'ai trop peu d'espace pour vous dire icy ce que je pense du vôtre, et pour vous faire connaître toute l'étendue de mon respect et de mon attachement.

V.