Ferney le 1e mai 1766
aVous faites très bien, monsieur, de n'aller qu'à la mi-mai à Ornoi.
La nature est retardée partout, après le long et terrible hiver que nous avons essuyé. Les trois quarts de mes arbres sont sans feuilles, et je ne vois encore que de vastes déserts.a
La grande place de l'homme qui juge sur le panégyrique du dauphin que l'abbé Coyer est un athée, est apparemment une place aux petites maisons, et je présume que votre ami le calculateur doit être de son conseil. Je réduis tout net ce calcul à zéro. M. de Beauteville me paraît d'une autre pâte. Je ne sais s'il connaît bien encore les Genevois: ils ne sont bons Français qu'à dix pour cent. Nous verrons comment la médiation finira le procès, et si on condamnera le conseil à être fouetté avec des lanières tirées du cul des citoyens.
Il n'y a pas longtemps que messieurs du conseil me présentèrent leur terrier par lequel ils me demandent un hommage-lige pour un pré. Je leur ferai certainement manger tout le foin du pré avant de leur faire hommage-lige. Ces gens là me paraissent avoir plus de perruque que de cervelle.
Avant que vous partiez pour Ornoi, mon cher monsieur, permettez que je vous fasse souvenir du factum de m. de Lalli que vous avez eu la bonté de me promettre. Je suis bien curieux de lire ce procès; je connais beaucoup l'accusé, et je m'intéresse à tout ce qui se passe dans l'Inde à cause des brames mes bons amis qui sont les prêtres de la plus ancienne religion qui soit au monde, mais non pas de la plus raisonnable. Si je pouvais par votre crédit avoir le mémoire de Lalli et celui des Sirven vous feriez ma consolation.
Comme je suis extrêmement curieux, je voudrais bien aussi savoir quelque chose de m. de la Chalottais. aVous me paraissez toujours bien informé. J'ai recours à vous dans les derniers jours où vous serez à Paris.a J'attends avec un peu d'impatience le mémoire sur les Sirven; je suis plus languedochien que jamais, mais mon affection ne va pas jusqu'au parlement de Toulouse. Il se forme bien des philosophes dans vos provinces méridionales: il y en a moins pourtant que de pénitents blancs, bleus, et gris. Le nombre des sots et des fous est toujours le plus grand.
aNotre Ferney est devenu charmant tout d'un coup. Tous les alentours se sont embellis; nous avons, comme dans toutes les églogues, des fleurs, de la verdure et de l'ombrage; le château est devenu un bâtiment régulier de cent douze pieds de face; nous avons acquis des bois; nous nageons dans l'utile et dans l'agréable; il ne manque à cette terre que d'être en Picardie.a
Allez donc à Ornoi, messieurs, jouissez en paix d'une heureuse tranquillité, buvez quelquefois à ma santé, et puissai je vous embrasser tous avant de mourir.