Mon plus cher ami, mes deux dernières lettres furent les 25 & 30 du passé et je reçus en son tems aussi la chère vôtre du 30.
J'ai sçû votre départ, et j'apprens indirectement vôtre heureuse arrivée à Londres ce qui me fait espérer d'avoir bientôt de vos nouvelles.
J'ai vaincu ma répugnance, j'ai été enfin chez V., je lui ai fait part de la partie de vôtre lettre qu'il convenoit qu'il sçût pour bien apprendre à vous connoitre, & pour le fortifier dans les intentions où il paroit être de vouloir nous être favorable. Quand je lui eus fait raport du premier paragraphe & de ce qui termine le second, il porta ses mains sur sa tête, et dit d'un ton qui parût partir d'un homme à sentiments, Vous m'accablez, monsieur. Hé pourquoi, répondis je? Il faut, répliqua t-il, faire revenir ici Monsieur Rousseau, faites lui sçavoir, qu'il court quelques chiffons de papier où il est question de lui, s'ils lui tombent sous la main, qu'il n'y fasse pas attention, ils étoient écrits avant que je Connus ses sentimens. Je répondis, Sy chacun connoissoit comme moi la pureté des intentions de mon ami, et la droiture de son cœur, il auroit certainement moins d'ennemis & sur tout dans sa patrie. Je me servis de vôtre expression, mais tel fiert qui ne tue pas. Je suis attaché à Mr Rousseau de la manière la plus forte, & je n'ay pû, ni ne puis voir qu'avec peine les personnes qui ont cherché & qui cherchent peut-être encore à lui nuire. Souffrés, monsieur, que je vous fasse quelques questions. N'avez-vous point coopéré aux injustices du gouvernement envers lui? n'avez-vous point écrit à quelcun à Paris ou ailleurs, que malgré la protection du Roy de Prusse, vous trouveriez le moyen de le faire sortir de la Comté de Neuchatel? n'avez-vous pas correspondu à son sujet avec Mr Bertrand de Berne, et enfin, mr, n'avez-vous pas cherché à lui nuire par d'autres moyens? A chaque question je voyois un home saisi d'un tel étonnement qui ne caractérisoit rien moins qu'un hipocrite. Voici ses réponses.
'Chacun parle des torts d'autrui, mr, & prsonne n'avoüe les siens. Vous sçavez le Conte de la poutre et du fétu, il ne faut juger que par les faits, ils sont clairs. Je Conserve la lettre que Mr R. m'écrivit en 1759 dans la quelle il me dit qu'il ne m'aime point, que je corromps sa patrie en donnant des spectacles dans mon château (qui n'est point dans sa patrie). Est-ce là le prix de l'azile que Geneve vous a donné? Cette lettre outrageante & inatendue de la part d'un homme qui faisoit des opera, des Comédies, et des romans, étoit d'autant plus déplacée qu'assurément je n'ai pas besoin d'azile. Et quand j'ai bien voulu prendre une maison auprès de Geneve pour ma santé, je l'ai payée assés cher, puisque j'en ai donné près de 80 milles francs à condition qu'on m'en rendroit 38 milles quand je voudrois la quitter. Mr R. a cru apparamment, ou on lui a fait acroire qu'ayant été ainsi offensé par lui, j'avois dû me venger. Il y a eu de l'absurdité à dire que j'avois contribué à faire brûler son vicaire savoyard, et son Contract social. Le vicaire savoyard m'a toujours paru un excellent ouvrage & susceptible du sens le plus favorable. J'ay condamné hautement, je Condamne & Condamnerai toûjours ceux qui ont cru flétrir cet ouvrage en le faisant brûler. Il n'y a qu'un scélérat qui puisse dire que j'aye eu la moindre part à la condamnation de M. R.; J'aimerois autant qu'on dit que j'ai fait roüer Calas, que de dire que j'ay persécuté un homme de lettres. Mr R. croïant ou feignant de croire que je lui voulois du mal n'a cessé de m'outrager. Il s'est fait mon délateur dans les lettres de la montagne en m'accusant d'avoir fait le sermon des Cinquante, ouvrage publiquement Connu pour être de La Metrie. Il est faux & Calomnieux que j'aye jamais écrit à Paris ni ailleurs contre M. R., il est également faux que je me suis entretenu de lui avec Mr Bertrand de Berne, & ma correspondance avec lui n'a roulé que sur l'histoire naturelle & pour lui procurer la vente de son cabinet; j'offre de vous mettre sous les yeux toutes les lettres du dt Mr dans aucune des quelles je défie qu'on trouve le nom de Mr R., & je le défie lui d'articuler un seul fait où il ait à se plaindre de moi. Je ne me suis vengé qu'en plaisantant. Mr Marc Chappuis est témoin que j'ai offert une maison à M. R. Ecrivez lui, mr, que je la lui offre toujours, & que s'il veut je me fais fort auprès des médiateurs de le faire rentrer dans tous ses droits à Geneve. J'offre de vous donner cette déclaration signée de ma main, que vous pourrés rendre publique si vous trouvez àpropos. Je ne rougis, ni de ce que j'écris, ni de ce que je pense, ni de ce que je fais.'
Je le remerciai, & lui dis que je vous ferois part de cet entretien. De Luc l'ainé étoit présent. . . .
d'Ivernois
J'oubliois de vous dire que V. m'ajouta: je veux faire imprimer le vicaire savoyard dans un receuil d'autres pièces que je me propose de donner au public. . . .
Geneve le pr février 1766