1762-07-27, de Jean Jacques Rousseau à Marie Charlotte Hippolyte de Campet de Saujon, comtesse de Boufflers.

…Vous ne sauriez concevoir à quel point le réquisitoire de ce Fleuri a effarouché tous nos ministres; et ceux-ci sont les plus remuants de tous.
Ils ne me voyent qu'avec horreur; ils prennent beaucoup sur eux pour me souffrir dans les temples. Spinosa, Diderot, Voltaire, Helvétius, sont des saints auprès de moi. Il y a presque un raccommodement avec le parti philosophique pour me poursuivre de concert: les dévots ouvertement; les philosophes en secret, par leurs intrigues, toujours en gémissant tout haut sur mon sort. Le poète Voltaire et le jongleur Tronchin ont admirablement joué leur rôle à Genève et à Berne, et vous pouvez bien croire qu'ils ne m'oublieront pas à Berlin. Nous verrons si je prévois juste, mais j'ai peine à croire qu'on me laisse tranquille où je suis. Cependant jusqu'ici Milord Mareschal paraît m'y voir d'un bon œil. J'ai reçu hier, sous la date et le timbre de Metz, d'un prétendu baron de Corval, une lettreà mourir de rire, laquelle sent son Voltaire à pleine gorge. Je ne puis résister, madame, à l'envie de vous transcrire quelques articles de la lettre de m. le baron; j'espère qu'elle vous amusera.

'Je voudrais pouvoir vous adresser, sans frais, deux de mes ouvrages. Le premier est un plan d'éducation tel que je l'ai conçu. Il n'approche pas de l'excellence du vôtre, mais jusqu'à vous j'étais le seul qui pût se flatter d'approcher le but de plus près. Le 2c est votre Héloïse, dont j'ai fait une comédie en trois actes, en prose, le mois de décembre dernier. Je l'ai communiquée à gens d'esprit, surtout aux premiers acteurs de notre théâtre messin. Tous l'ont trouvée digne de celui de Paris: elle est de sentiment, dans le goût de celles de feu m. de La Chaussée. Je l'ai adressée à m. Dubois, premier commis en chef des bureaux de l'artillerie et du génie, il y a trois mois, sans que j'en reçoive aucune réponse, je ne sais pourquoi. Si j'eusse connu l'intérieur de votre excellent cœur comme à présent, et que j'eusse su votre adresse à Paris, ç'aurait été à vous que je l'aurais adressée pour la corriger et la faire recevoir aux Français, à mon profit.

J'ai une proposition à vous faire. Je vous demande le même service que vous avez reçu du vicaire savoyard; c'est à dire de me recevoir chez vous, sans pension pour deux ans; me loger, nourrir, éclairer, et chauffer. Vous êtes le seul qui puissiez me conduire de toutes façons à la félicité, et m'apprendre à mourir. Mon excès d'humanité et de compatibilité inséparable de la pitié, m'a engagé à cautionner un militaire pour 3,200 livres. En établissant mes enfants, je ne me suis réservé qu'une pension de 1,500 livres: la voilà plus qu'absorbée pour deux ans; c'est ce qui me force à partager votre pain pendant cet intervalle. Vous n'aurez pas sujet de vous plaindre de moi; je suis très sobre; je n'aime que les légumes, et fort peu de vainde; je n'enchéris pourtant que la soupe, à laquelle je suis habitué deux fois par jour; je mange de tout, mais jamais de ragoûts faits dans le cuivre, ni de ces ragoûts raffinés qui empoisonnent.

Je vous préviens que la suite d'une chute m'a rendu sourd; cependant j'entends très bien de l'oreille gauche, sans qu'on hausse la voix, pourvu qu'on me parle doucement et de près à cette oreille. De loin j'entends avec la plus grande facilité par des signes très faciles que je vous apprendrai, ainsi qu'à vos amis. Je ne suis point curieux; je ne questionne jamais; j'attends qu'on ait la bonté de me faire part de la conversation.'

Toute la lettre est sur le même ton. Vous me direz qu'il n'y a là qu'une folle plaisanterie. J'en conviens; mais je vois qu'en plaisantant, cet honnête homme s'occupe de moi continuellement, et, madame, cela ne vaut rien. Je suis convaincu qu'on ne me laissera vivre en paix sur la terre que quand il m'aura oublié….