1766-01-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Michel Paul Guy de Chabanon.

Plus vos Lettres, Monsieur, m'ont inspiré d'estime et d'amitié pour vous, plus je sens qu'il est de mon devoir de répondre à la confiance dont vous m'honorez, en vous disant librement ma pensée.

Il m'est arrivé avec vous ce qui arrive prèsque toujours avec les gens du mêtier que l'on consulte. Ils voient le sujet sous un point de vue, et l'auteur l'a envisagé sous un autre.

Je m'intéresse véritablement à vous; Le sujet m'a paru d'une difficulté prèsque insurmontable; ne m'en croiez pas; consultez ceux de vos amis qui ont le plus d'usage du théâtre, et le goût le plus sûr; laissez reposer quelque temps vôtre ouvrage, vous le reverrez ensuitte avec des yeux frais, et vous en serez meilleur juge que personne. Ce pas cy est glissant, il ne faudrait vous compromettre à donner une pièce de théâtre qu'en cas que tous vos amis vous eussent répondu du succez, et que vous même en revoiant vôtre pièce après l'avoir oubliée vous vous sentissiez intérieurement entrainé par l'intérêt de l'intrigue. C'est de cette intrigue dont il s'agit principalement, vous jugerez si elle est assez vraissemblable et assez attachante; c'est là ce qui fait réussir les pièces au théâtre. La diction, la beauté continue des vers sont pour la lecture. Esther est divinement écrite, et ne peut être jouée. Le stile de Rhadamiste est quelquefois barbare, mais il a un très grand intérêt, et la pièce réussira toujours. Je ne sais si je me trompe, mais j'aurais souhaitté que Virginie n'eût point eu trois amants; j'aurais voulu que l'état d'esclave dont elle est menacée eût été annoncé plutôt, et que cet avilissement eût fait un beau contraste avec les sentiments romains de cette digne fille; qu'elle eût traitté son tiran en esclave, et que son père l'eût reconnue pour légitime à la noblesse de ses sentiments; je voudrais que le doute sur sa naissance fût fondé sur des preuves plus fortes qu'une simple Lettre de sa mère.

La conspiration contre Appius ne me parait point faire un assez grand éffet, elle empèche seulement que l'amour n'en fasse. Les intérêts partagés s'affaiblissent mutuellement.

J'aurais aimé encor, je vous l'avoue, à voir dans Virginius un simple citoien, pauvre, et fier de cette pauvreté même. J'aurais aimé à voir le contraste de la tirannie insolente et du nôble orgueil de l'indigence vertueuse.

Mais je ne vous confie toutes ces idées qu'avec la juste défiance que je dois en avoir. Pardonnez les, Monsieur, au vif intérêt que je prends à vôtre gloire. Un mot, quoique jetté au hazard et mal à propos, fait souvent germer des beautés nouvelles dans la tête d'un homme de génie. Vous êtes plus en état de juger mes pensées que je ne le suis de juger vôtre ouvrage. Agréez l'estime infinie que je vous dois, et les sentiments d'amitié que vous faittes naître dans mon cœur. Je suprime les compliments inutiles.

V.