[1765/1766]
Monsieur,
Il est vray que j'ay hazardé un essay sur l'histoire générale qui n'est qu'un tablau des malheurs que les rois, les ministres, les peuples de tous les pays s'attirent par leurs fautes.
Il y a peu de détails dans cet ouvrage. Si dans ce tablau général on plaçait tous les portraits, cela formerait une galerie de peintures qui règnerait d'un bout de l'univers à l'autre. Je me suis contenté de toucher en deux mots les faits principaux. Le peu que j'ay dit du combat de Finistère est tiré mot à mot des papiers anglais. Notre nation n'est jamais bien informée de rien dans la première chaleur des événements, et la nation anglaise se trompe très souvent. Je sçais au moins qu'elle ne s'est pas trompée sur la justice qu'elle a rendu à tous les officiers français qui combatirent à cette journée, et comme vous étiez monsieur un des principaux, cette justice vous regarde particulièrement. Il se peut très bien faire qu'alors on ignorât à Londres si vous alliez au Canada ou si vous reveniez de la Martinique. Il est encor très naturel que les Anglais aient qualifié les six vaissaux de guerre français de gros vaissaux du roy pour les distinguer des autres; l'amiral anglais était à la tête de 17 vaissaux de guerre, et quoy que vous n'eûtes à faire qu'à 14, votre résistance n'est pas moins glorieuse. Je suis encor très persuadé que les Anglais outrèrent dans les premiers moments de leur joye leurs avantages, et qu'ils se trompèrent de plus de moitié en prétendant avoir pris la valeur de vingt millions. Vous savez qu'à ce triste jeu les joueurs augmentent toujours le gain et la perte.
Mon seul but avait été de faire voir la prodigieuse supériorité qu'on avait laissé prendre alors sur mer aux Anglais, puisque de trente quatre vaissaux de guerre il n'en resta qu'un au roy à la fin de la guerre. C'est une faute dont il parait qu'on s'est fort corrigé.
Quant aux espèces frappées avec la légende Finisterre, il y en eut peu, et j'en ay vu une. Je verrais sans doute avec plus de plaisir Monsieur un monument qui célébrerait votre admirable conduitte dans cette malheureuse journée. On commencera bientôt une nouvelle édition de cet essay sur l'histoire générale. Je ne manquerai pas de profiter des instructions que vous avez eu la bonté de me donner. Je rectifierai avec soin touttes les méprises des Anglais, et surtout je vous rendrai la justice qui vous est düe. Je n'ay point de plus grand plaisir que celuy de m'occuper des belles actions de mes compatriotes. Les rois tout puissants qu'ils sont ne le sont pas assez pour récompenser tous les hommes pleins de courage qui ont servi la patrie avec distinction. La voix d'un historien est bien peu de chose, elle se fait àpeine entendre surtout dans les cours où le présent efface toujours le souvenir du passé. Mais ce sera pour moy une très grande consolation si vous voyez monsieur votre nom avec quelque plaisir dans un ouvrage historique qui contient très peu de noms et de détails particuliers. Il s'en faut baucoup que cet essay historique soit un temple de la gloire, mais s'il l'était ce serait avec plaisir que j'y bâtirais une chapelle pour vous. J'ay l'honneur d'être avec tous les sentiments qui vous sont dus
Monsieur.
Je vous demande pardon monsieur de ne vous pas écrire de ma main étant assez malade.