1765-11-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Mon cher ami, plus je réfléchis sur la honteuse injustice qu'on fait à m. d'Alembert, plus je crois que le coup part des ennemis de la raison: c'est cette raison qu'on craint et qu'on hait, et non pas sa personne.
Je sais bien qu'un homme puissant a cru, l'année passée, avoir lieu de se plaindre de lui, mais cet homme puissant est noble et généreux, et serait beaucoup plus capable de servir un homme de mérite que de lui nuire. Il a fait du bien à des gens qui ne le méritaient guère. Je m'imagine qu'il expierait son péché en procurant à un homme comme m. d'Alembert, non seulement l'étroite justice qui lui est due, mais les récompenses dont il est si digne.

Je ne connais point d'exemple de pension accordée aux académiciens de Pétersbourg qui ne résident pas, mais il mérite d'être le premier exemple, et assurément cela ne tirerait pas à conséquence. Il faudrait que je fusse sûr qu'il n'ira point présider à l'académie de Berlin pour que j'osasse en écrire en Russie. Rousseau doit ètre actuellement à Potsdam: il reste à savoir si m. d'Alembert doit fuir ou rechercher sa société, et s'il est bien déterminé dans le parti qu'il aura pris. J'agirai sur les instructions et les assurances positives que vous me donnerez.

L'impératrice de Russie m'a écrit une lettre à la Sévigné: elle dit qu'elle a fait deux miracles; elle a chassé de son empire tous les capucins, et elle a rendu Abraham Chaumeix tolérant. Elle ajoute qu'il y a un troisième miracle qu'elle ne peut faire, c'est de donner de l'esprit à Abraham Chaumeix.

Auriez vous trouvé Bigex à Paris? Pour moi, j'ai toujours mon capucin. Je fais mieux que l'impératrice; elle les chasse, et je les défroque.

Il paraît à Genève un livre qui m'est en quelque façon dédié: c'est une histoire courte, vive et nette des troubles passés, et des présents. Les citoyens y exposent de très bonnes raisons; il semble que l'auteur veuille me forcer, par des louanges et même par d'assez mauvais vers, à prendre le parti des citoyens contre le petit conseil, mais c'est de quoi je me garderai bien. Il serait ridicule à un étranger, et surtout à moi, de prendre un parti. Je dois être neutre, tranquille, impartial, bien recevoir tous ceux qui me font l'honneur de venir chez moi, ne leur parler que de concorde; c'est ainsi que j'en use, et s'il était possible que je leur fusse de quelque utilité, je ne saurais y parvenir que par l'impartialité la plus exacte.

Je vais faire rassembler ce que je pourrai des anguilles de m. Néedham pour vous les faire parvenir: ce ne sont que des plaisanteries. Les choses auxquelles Bigex peut travailler sont plus dignes de l'attention des sages.

Adieu, mon cher ami; tout notre ermitage vous fait les plus tendres compliments.

V.