1765-11-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Le petit ex-jésuite, mes anges, est toujours très docile, mais il se défie de ses forces; il ne voit pas jour à donner une passion bien tendre et bien vive à un triumvir; il dit que cela est aussi difficile que de faire parler un lieutenant criminel en madrigaux.

Permettez moi de ne point me rendre encore sur l'article des filles de Genêve. Non seulement la loi du couvent n'est pas que les filles seront cloîtrées dans la ville, mais la loi est toute contraire. Les choses sont rarement comme elles paraissent de loin. Le cardinal de Fleury regardait les derniers troubles de Genêve comme une sédition des halles. Mr de Lautrek arriva plein de cette idée il fut bien étonné quand il apprit que le pouvoir souverain réside dans l'assemblée des citoyens; que le petit conseil avait excédé son pouvoir, et que le peuple avait marqué une modération inouïe jusqu'au milieu même d'un combat où il y avait eu du sang de répandu.

Rousseau n'est plus en Suisse, il est à Potsdam, ainsi on ne peut plus soupçonner les citoyens de Genêve d'être conduits par lui. Les mécontentements réciproques entre les citoyens et le conseil, subsistent toujours. Il ne convient ni à ma qualité d'étranger, ni à ma situation, ni à mon goût, d'entrer dans ces querelles. Je dois comme bon voisin les exhorter tous à la paix quand ils viennent chez moi, c'est à quoi je me borne.

On vient malheureusement de m'adresser une fort mauvaise ode, suivie d'une histoire des troubles de Genêve jusqu'au temps présent. Cette histoire vaut bien mieux que l'ode, et plus elle est bien faite, plus je parais compromis par un parti qui veut s'attacher à moi. Cet ouvrage doit d'autant plus alarmer le petit conseil, que nous sommes précisément dans le temps des élections. J'ai sur le champ écrit la lettre ci-jointe à l'un des Tronchins qui est conseiller d'état. Je veux qu'au moins cette lettre me lave de tout soupçon d'esprit de parti, je veux paraître impartial comme je le suis.

Je vous supplie, mes divins anges, de bien garder ma lettre, et de vouloir bien même la montrer à mr le duc de Praslin en cas de besoin, afin que je ne perde pas tout le fruit de ma sagesse.

Si je tiens la balance égale entre les citoyens et le conseil de Genêve, il n'en est pas ainsi des querelles de votre parlement et de votre clergé. Je me déclare net pour le parlement; mais sans conséquence pour l'avenir, car je trouve fort mauvais qu'il fatigue le roi et le ministère pour des affaires de bibus, et je veux qu'il réserve toutes ses forces contre les usurpations ecclésiastiques, surtout contre les romaines. Il m'a fallu en ressassant l'histoire relire la constitution; je ne crois pas qu'on ait jamais forgé une pièce plus impertinente et plus absurde. Il faut être bien prêtre, bien welche, pour faire de cette arlequinade jésuitique et romaine, une loi de l'église et de l'état. O Welches! vous n'avez pas le sens d'une oie.

M. l'abbé le coadjuteur m'a envoyé son portrait. Je lui ai envoyé quelques rogatons qui me sont tombés sous la main; je me flatte qu'on entendra parler de lui dans l'affaire des deux puissances et que ce Bellerophon écrasera la chimère du pouvoir sacerdotal qui n'est qu'un blasphème contre la raison, et même contre l'évangile.

J'ai chez moi un jésuite et un capucin, mais par tous les dieux immortels ils ne sont pas les maîtres.

Respect et tendresse.

V.

NB: ou que m. de Praslin garde sa place, ou qu'il la donne à m. de Chauvelin. Voilà mon dernier mot.