Permettés, monsieur, que j'aîe l'honneur de vous écrire quoique je vous sois tout à fait inconnu.
Vous ne trouverés pas dans ma lettre ces éloges que vous prodiguent perpétuellement mille gens peu dignes de vous loüer, mais eu lieu de ces vains complimens, qui peuvent tout au plus honorer ceux qui les font, j'ose vous présenter deux ou trois observations sur quelques endroits de votre Siècle de Louis XIV.
Le 18 chapitre commence par quelques particularités sur la manière dont le Prince Eugene abbandonna la France. L'auteur de sa vie et le mis de Lafare dans ses mémoires rapportent à peu près les mêmes circonstances. Mais le Mis de Lafare surtout, entre dans des détails, qu'il paroit que vous avés suivis et après les quels vous n'avés pas cru qu'il fût possible de se tromper. J'oserai cependant vous assurer, monsieur, que son récit est un tissu d'erreurs, qui ne sçauroient assés étonner dans un contemporain, et qui inspirent peut-être trop de défiance contre les historiens.
Le mis de Lafare, qui du même fait en compose deux, confond les tems et les événemens. Il n'est pas vrai, comme il le dit, que les Princes de Conti, eussent déjà fait une campagne glorieuse en Hongrie, lorsqu'ils partirent pour aller servir l'Empereur contre les Turcs en 1685 ( et non pas en 1684); ils firent cette campagne qu'il écrit qu'ils ne firent point, et ne firent précisément que celle là, puisque le Pce de Conti de retour, mourut à Fontainebleau le 9 9bre de cette même année. Les Princes craignant que le Roi ne révoquât la permission qu'il leur avait donnée d'aller faire la guerre en Pologne, se hâtèrent de partir sans prendre congé. Le Pce de Condé tâcha de les ramener par divers couriers qu'il leur envoya; tous ses efforts furent inutiles. Le Roi, irrité de leur départ précipité, le fut encore davantage, lorsqu'il apprit qu'ils avoient changé de résolution, et qu'aulieu d'aller en Pologne, ils prenoient la route de la Hongrie: mais si, ce que je ne crois pas, il est vrai que s. Mté leur fit ordonner de revenir, il est certain qu'ils ne revinrent pas. On s'est donc trompé, lorsqu'on a écrit que l'abbé de Savoye fut le seul qui n'obéït point. Il lui auroit été d'autant plus impossible d'obéir, qu'il n'étoit pas avec les Princes de Conti. Il y avoit près de deux ans qu'il avoit renoncé à la France, et qu'il étoit attaché au service de l'Empereur. Ayant appris à Vienne le voyage des Princes, il fut au devant d'eux jusqu'à Munich, et ne contribua pas peu à leur préférer la Hongrie à la Pologne. Si le Roi, en parlant du Pce Eugène, dit à ses courtisans: ne trouvés vous pas que j'ai là une grande perte? il est évident que ce ne fut pas dans cette occasion. Il n'est pas même vraisemblable que le Roi, si retenu dans toutes ses actions, l'ait jamais dit. Il étoit alors très mécontent de toute la maison de Soissons, et ceux qui connoissent son caractère, sçavent qu'il ne prononçoit jamais le nom de ceux dont il étoit mécontent.
La Comtesse de Soissons, mère du Pce Eugene, avoit été exilée en 1665 pour des tracasseries de cour que S. Mté ne lui pardonna jamais. Embarrassée en 1680 dans l'affaire de la Voisin, cette célèbre empoisonneuse, elle se sauva précipitammt à Bruxelles. Il y avoit déjà quelque tems que le comte de Soissons étoit mort: comme il ne se soutenoit qu'avec les charges qu'il tenoit de la générosité du Roi, la fortune de sa maison s'évanoüit avec lui. Plusieurs enfans qu'il avoit laissés se trouvèrent par la faute de la mère, comme isolés en France, sans état, sans bien, mal à la cour, et n'ayant pour eux que leur nom. La comtesse dévoüée à la maison d'Autriche par le désir de la vengeance, et par l'asyle qu'elle lui avoit accordé, ne fut pas plutôt en Flandre, qu'elle sollicita de l'emploi pour eux dans les troupes de l'Empereur. En 1682, elle obtint un régiment de Dragons pour le pce Philipe, qui s'étoit rendu à Vienne dès 1681, et qui fut tué le 8 juillet 1683, dans la défaite de l'arrière garde du Duc de Lorraine, peu de jours avant que cette ville fût assiégée par les Turcs. Le Prince Eugène se flatta que l'Empr lui accorderoit le régiment qu'avoit eu son frère, et cette espérance lui fit abbandonner la France, plutôt que le refus d'une come de Cavalerie, ou d'un régiment. Il arriva vers le milieu du mois d'août à Passaw, où Léopold s'étoit réfugié, et il se mit sous la protection de l'ambr d'Espagne. Plusieurs années après le Comte de Soissons, son frère ainé, fut aussi chercher fortune auprès de l'Empereur, et mourut devant Landaw en 1704. L'exemple de Pce Philipe, la retraite de la Comtesse de Soissons dans les Paisbas, l'espèce de disgrâce où étoit sa maison en France, suffisoient sans doute au Pce Eugene sans le prétendu refus d'un régiment, pour luî faire préférer le service de l'Empr à celui du Roi, quand même il auroit été en son pouvoir de choisir. Quoiqu'il en soit, Louis XIV, tout grand qu'il étoit, n'avoit pas besoin du ridicule que les paroles que vous lui attribués font rejaillir sur sa mémoire, lorsque l'on compare ce propos avec les inquiétudes que lui causèrent depuis les talens du Prince Eugene. Vous cités pour garant de cette anecdote les mémoires de Dangeau, aux quels vous renvoyés. Mais le silence du garant que vous cités forme une espèce de témoignage contre vous, et paroit devoir servir à votre condamnation. Vous sçavés, Monsieur, que Dangeau n'a fait qu'un journal; qu'il écrivoit au jour la journée, et à l'heure si cela se peut dire; qu'il ne revenoit enfin jamais sur les événemens passés. Le Pce Eugene arriva à Passaw en 1683, et les mémoires de Dangeau ne commencent qu'en 1684. Cela seul démontre, comme je m'en suis convaincu moi-même, que Dangeau, qui parle du départ des Pces de Conti en 1685, ne fait et ne peut faire aucune mention de celui du Pce Eugene en 1683.
Peut-être, Monsieur, ces éclaircissemens vous paroîtront ils peu importans. Vos remarques sur l'histoire nous apprennent que la vérité est indifférente dans les petits détails, mais ailleurs vous nous dites qu'il faut de la vérité dans les plus petites choses. Entre ces deux maximes je m'en tiens à la dernière, c'est celle que j'adopte, elle m'encourage, et me fait espérer que vous me pardonnerés d'avoir mis de l'exactitude et de la vérité dans de petites choses qui regardent un grand homme.
Le chapitre XVII, page 214, me présente une erreur, ou pour mieux dire une distraction, sur un événement des plus intéressans. Cette distraction regarde les droits des divers prétendans à la succession d'Espe après la mort de Charles II. Vous écrivés que Louis XIV et Léopold étoient au même degré, comme étant tous deux petits fils de Philippe III. Cela est vrai. Mais vous ajoutés qu'ayant épousé tous deux des filles de Philippe IV, Mgr fils du Roi, et Joseph roi des Romains, fils de L'Empereur, étoient encore doublement au même degré. C'est en quoi, Monsieur, vous vous êtes mépris. Vous suposés par là que Joseph étoit fils de l'Infante d'Espe sœur de la femme de Louis XIV, mère de Mgr, et cela n'est pas. Léopold n'eut de son mariage avec cette Princesse, qu'une fille mariée avec l'Electeur de Baviere, et c'est sur ce fondement que Charles II fit son premier testament en faveur du Prince Electoral, son petit neveu, et petit fils de Léopold. Joseph, Roi des Romains, étoit fils d'un 3me mariage de l'Empr avec la Psse Eléonore Magdelaine de Neubourg. Ce sont de ces vérités dont tout le monde est instruit, et que je ne sçaurois soupçonner que vous ayés ignorées, quoi que vous ayés mis dans votre Siècle de Louis XIV, mais les critiques ne triompheroient pas avec moins d'orgueil d'une distraction semblable sur un fait de cette importance.
Dans le chapitre XIV vous reprochés à un auteur que vous méprisés d'avoir parlé de réünions faites en 1680 par la chambre de Besançon, et vous dites qu'ayant consulté tous les auteurs, vous avés trouvé que jamais il n'y eut à Besançon de chambre instituée pour juger quelles terres voisines pouvoient appartenir à la France. Vous n'avés pas, Monsieur, consulté tous les auteurs, puisque ceux que vous avés consultés se sont trompés, car s'ils n'ont fait que garder le silence, vous ne pouvés pas dire que vous avés trouvé que jamais il n'y eut de chambre instituée à Besançon sur ce sujet. Sans parler des autres terres est-ce par les chambres de Metz et de Brisack que la Principauté de Montbéliard fut réünie à la France? Nous avons consulté aussi des auteurs respectables: ils nous apprennent que cette réunion fut faite par la chambre de Bésançon.
Dans le chapitre XXVIII vous blâmés ceux qui ont vu de la flatterie dans la magnanimité du mal de Lafeuillade, et qui ont imputé à Louis XIV le faste de la statue de la place des victoires. Le seul nom de la place en fait voir l'objet. Vous soutenés que les 4 esclaves enchaînés dont la base de la statüe est entourée ne figurent que des vices domptés, et non pas des Nations assujetties et qu'aucun de ces esclaves n'a rien qui caractérise les peuples vaincus par Louis XIV. J'entrai par hazard il y a quelques jours dans l'enceinte de fer qui environne cette statue. Je vis que chaque esclave avoit un écusson, et que sur les 4 écussons, on avoit représenté un aigle à deux têtes, une tour, un Léopard, et un faisceau de 7 flèches. Il me semble que tout le monde croira que cela désigne l'Empereur, l'Espagne, l'Angleterre, et la Hollande.
Je pourrois encore, monsieur, vous confirmer les doutes que vous aviés eus sur l'expédition de Coppenhague, où vous représentés m. de Guiscard sautant légèrement du vaisseau de Charles XII dans la chaloup destinée à la descente et présentant la main à ce Prince. Vous auriés pû sans aucun scrupule achever de vous condamner sur ce fait, et sur tous les détails agréables dont vous l'accompagnés, comme vous écrivés à m. de Schulembourg que vous aviés d'abord commencé à le faire. En supposant même le fait tel que vous le racontés, vous deviés être sûr que si le Roi de Suede avoit dit à m. de Guiscard, vous n'irés pas plus loin, cette seule parole eût tenu lieu d'un ordre absolu à cet ambassadeur. Mais il me seroit aisé de vous prouver que m. de Guiscard n'étoit pas sur le vaisseau de Charles XII, ni de l'expédition. Si j'en crois m. de Guiscard lui même, il n'accompagna pas le Roi de Suede lorsque ce Prince partit de Stockhom, vers la fin du mois d'avril, pour aller presser l'armement de sa flotte. L'ambr de France ne se rendit à Carlscron où les vaisseaux s'assembloient que deux mois après, le 24 juin. Il s'y embarqua le 26 pour Usted, sur le même Vaisseau que Charles XII, et c'est ce qui peut avoir causé votre erreur. Cette traversée, qui fut de six jours, à cause des vents contraires, lui donna plus d'occasions de bien connaître ce Prince singulier qu'il n'en eut pendant tout le cours de son ambassade. Arrivés à Usted, le Roi et l'ambr se séparèrent. Charles XII s'embarque le 3 août à Landskron, sur une petite frégate; le lendemain la descente se fit heureusement, et presque sans aucune opposition de la part des Danois. Pendant ce tems là m. de Guiscard étoit à Malmoé. Il partagea ensuite sa résidence entre Landskron et Elsembourg. Ce fut dans cette dernière ville, qu'après plusieurs instances il obtint enfin la permission du Roi de Suede de passer la mer. Il partit d'Elsembourg le 29 août, pour se rendre au camp de ce Prince dans l'Isle de Zéeland, mais le Traité de Travendal étoit alors conclu, et les troupes commençoient déjà à repasser en Suede par Elseneur.
Voilà, Monsieur, bien des dattes, et des détails. Je vous en demande pardon puisque vous ne les aimés pas. Ils m'ont paru nécessaires pour vous convaincre de mon exactitude. Je me serois bien gardé de rélever de pareilles fautes dans d'autres écrivains, dans la Beaumelle par exemple, que vous avés cependant pris la peine de critiquer sur beaucoup de bagatelles. Je dédaigne d'appercevoir ses méprises. Les heures que je viens de vous sacrifier sont même la plus forte preuve de mon respect pour vous, et de mon admiration. J'aime la vérité par dessus tout. Accoutumé à l'embellir sans l'altérer, votre exemple n'en seroit que plus dangereux, si quelque fois par hazard, vous ne le rendiés pas fidèlement. Il seroit à craindre que nos auteurs, qui ont l'orgueil de prétendre vous imiter, ne s'autorisassent de ces petites négligences pour justifier leurs erreurs. Il est si aisé que tout soit parfait dans vos ouvrages! faits pour survivre à tous les monumens, et pour plaire à la dernière postérité comme pour l'instruire. Elle jugera d'après eux, que ce siècle étoit celui des arts, du génie, et des talens: je voudrois aussi qu'elle y vit sans aucun mêlange toutes les couleurs de la vérité.
Je vous prie de reçevoir les assurance de mon respect.
de Barrau
à Versailles le 16 juillet 1765