1765-07-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Michel de Villette, marquis Du Plessis-Villette.

Le vieux malade de Ferney présente ses très tendres respects au jeune malingre de l'hôtel d'Elbeuf.
Je vois que vous vous regardez comme un homme dévoué à la médecine, et que vous passez vôtre temps entre les ragoûts et les drogues, celà rend mélancolique, mais celà fait aussi un grand bien, car on en aime mieux son chez-soi; on réfléchit davantage, on se confirme dans sa philosophie, on fait moins de cas du monde, et dès qu'on a un rayon de santé on court au plaisir. Une telle vie ne laisse pas d'avoir son mérite; les malingres ont de très beaux moments.

Permettez moi encor, Monsieur, d'abuser de vôtre bonté, et de vous recommander cette Lettre pour Mr D'Alembert. Il faut que l'air de Ferney ne soit pas bon pour les tragédies, l'auteur de Warvick n'a pas encor fait une pauvre petite Scène. Je serai bien honteux s'il sort de chez moi sans avoir travaillé. Si la pièce était prête nous la jouerions. Je crois vous avoir mandé que Made Denis m'aiant demandé une grande salle pour repasser son linge, je lui avais donné celle du théâtre, mais après y avoir pensé mûrement elle a conclu qu'il vaut mieux être en linge sâle et jouer la comédie. Elle a rebâti le théâtre, et demain on joue Alzire en attendant Warvick; et en attendant aussi Mlle Clairon qui peut être ne viendra point.

Puissiez vous, Monsieur, visiter bientôt vos terres de Bourgogne! Nous vous donnerons la Comédie, et vous ne serez pas mécontent de made Denis. Je suis si vieux que je ne peux plus jouer les vieillards, c'est grand dommage, car je vous avoue modestement que je jouais Lusignan beaucoup mieux que Sarrazin.

Lorsque vous ferez vôtre tournée mandez nous quels rôles vous voulez. Vous devez être un excellent acteur, si vous êtes sur le théâtre comme à souper, et je vous soupçonne de vous tirer à merveille de tout ce que vous voudrez faire. Conservez moi une amitié que je mérite par mes très tendres sentiments pour vous.

V.