1765-05-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

J'achevais, mon cher ami, de prendre les eaux en Suisse, où j'ai encor acheté un petit domaine, lorsque je reçus vôtre paquet pour Mr Tronchin.
Je le lui envoiai sur le champ; je vous en donnai avis par un petit billet écrit à la hâte, et que j'ai mis dans une Lettre à Mr D'Argental. Je vois que vôtre mal de gorge est opiniâtre. Je vous répéterai icy que les grands médecins ne guérissent pas de loin, et qu'ils ont bien de la peine à guérir de près. En vérité les maladies ne se traittent guères par Lettres. Dès que j'aurai la réponse de l'oracle de Genêve je vous la ferai parvenir.

Sirven prend le parti d'aller lui même à Toulouse chercher l'arrêt et les pièces dont mr de Beaumont a besoin pour consommer son entreprise généreuse. Il dit qu'il fera agir ses amis et qu'il sçaura se mettre à l'abri de tout. Ce pauvre homme et sa famille me fendent le cœur. Ils sont beaucoup plus malheureux que ne le sont aujourd'hui les Calas. Qu'il est beau, mon ami, de faire du bien, et que Mr de Beaumont va augmenter sa gloire! Pour moi, je n'ai à augmenter que ma patience. Je paie un peu chèrement l'intérêt de ma petite réputation; car, Dieu mercy il n'y a presque pas de mois qu'on ne fasse courir quelque ouvrage sous mon nom. Vers et prose, on m'attribue tout. Quelque Libraire de Hollande a t-il l'impertinence de m'attribuer un mauvais livre, aussitôt je reçois vingt Lettres de Paris et de Versailles, et on veut que j'envoie sur le champ ce bel ouvrage que je ne connais pas. Enfin, on va jusqu'à m'imputer je ne sçais quelle philosophie de L'histoire, ouvrage de quelque Rabin, ou tout au moins d'un sçavant en us et en es. On parle au Roi, et on lui dit que je suis très savant dans les langues orientales. J'ai beau protester que je ne sçais pas un mot de l'ancien caldéen, on ne m'en croit pas sur ma parole; et si je suis aveugle, on dit que j'ai perdu les yeux à déchifrer les livres des anciens bracmanes, et même que je suis prêt à faire une secte de Guêbres. Il faut me résoudre à être véxé jusqu'au dernier moment.

Mandez moi, je vous prie, si Mr D'Alembert a la pension de Mr Clairaut. Je verrai Cramer quand je serai à Genêve. Je ne sais si c'est lui qui a imprimé le petit ouvrage en faveur de Mr l'abbé Arnaud. Cet écrit m'a paru un chef d'œuvre en son genre; mais j'ai pensé qu'il ne devait réussir qu'à Paris auprès de ceux qui prennent intérêt à ces disputes littéraires. Puisque la paix est faitte, Cramer en sera pour ses frais, aussi bien que pour ceux de la nouvelle édition qu'il a faitte de Corneille, et qu'il n'aura pas la permission de débiter dans Paris, à cause du privilège des libraires.

Je vous sçais toujours bon gré de cultiver les lettres au milieu de vos occupations de finance. On dit dans les païs étrangers que les finances du roiaume vont fort bien; mais on n'en dit pas autant de vôtre littérature.

Il a couru des bruits fort ridicules sur Mr Le Duc De Choiseul; je crois qu'il s'en moque; il sait bien qu'il faut laisser parler, non ponebat enim rumores ante salutem.

Je fais toujours des vœux pour le succez de sa colonie, car enfin c'est le païs de Candide, c'est le païs des gros moutons rouges; et je passerai pour un hâbleur si la colonie ne réussit pas. Il y a d'ailleurs quelques uns de mes bons amis les Suisses qui sont partis pour la Cayenne, c'est encore un nouveau motif pour moi de m'y intéresser.

Adieu, mon cher ami, je suis trop bavard pour un malade.

V.