à Paris ce 18 mai [1765]

Mon cher & illustre confrère, voilà m. le comte de Valbelle, que vous connoissiez déjà par ses lettres, et que sûrement vous serez charmé de connoitre par sa personne.
Une heure de conversation avec lui vous en dira plus en sa faveur que je ne pourrois vous en écrire. Il a voulu absolument que je lui donnasse une lettre pour vous, quoique assurément il n'en ait pas besoin. Il vous dira des nouvelles de m^lle Clairon, et de l'intérêt qu'ont pris tous les gens de lettres à la manière indigne dont elle a été traitée. Je ne sais pas si elle remontera jamais sur le théâtre, mais je l'estime assez pour croire qu'elle n'en fera rien. C'est bien assez d'être excommuniée, sans être encore opprimée par des Tyrans, & traitée avec la dernière barbarie. Les Welches mériteroient d'être à la messe & au sermon pour toute nourriture; & j'espère qu'ils finiront par ce régime si digne d'eux. Si les comédiens, comme vous dites, ne profitent pas de cette circonstance pour demander qu'on leur rende tous les droits de citoyens, même celui de rendre le pain béni, ils seront à mes yeux les derniers des hommes. Mon avis seroit qu'ils présentassent requête à l'assemblée du clergé pour obtenir main levée de l'excommunication, et la liberté de communier à bouche que veux-tu. Je voudrois bien savoir ce que la cour auroit à leur dire, s'ils refusoient de jouer en cas qu'on leur refusât leur demande; sans compter qu'il seroit assez bon que l'assemblée du clergé, qui va demander à cor et à cri le rappel des jesuites, qu'elle n'obtiendra pas, demandât en même temps à toute force la réhabilitation des comédiens au giron de l'Eglise, et en vint à bout. Imaginez vous quel beau sujet de réflexions pour le gazettier janséniste. Apropos de gazettier janseniste, il me semble que ses amis du Parlement ont renoncé au projet de dénoncer la destruction; ils ont senti à force de discernement (car ils ont l'esprit fin) le ridicule dont ils se couvriroient; j'en suis sincèrement fâché, car vous savez tout le bien que je leur veux. Je ne perdrai aucune occasion de leur donner des marques de souvenir et d'attachement. Adieu, mon cher et illustre confrère; mon attachement pour vous est d'une nature un peu différente; mais il n'en sera pas moins durable. Je vous embrasse de tout mon cœur, & j'envie bien à m^r de Valbelle le plaisir qu'il aura de vous voir.

Les comédiens ont gagné leur procès contre votre Alcibiade; ne convenez vous pas qu'il jette un beau coton? Vous aurez beau faire, mon cher Philosophe, vous n'en ferez jamais qu'un vieux freluquet, bien peu digne d'être célébré par une plume telle que la vôtre.