7e Avril 1765
Mon cher philosophe, vous voilà donc dans vôtre patrie et dans vôtre beau climat; vous jouïssez du plaisir de voir Mr de St Priest à vôtre aise, et moi je n'ai eu la satisfaction de lui faire ma cour qu'un moment.
Je suis bien persuadé qu'il pense sur l'avanture des Calas, comme tous les maîtres des requêtes qui ont réhabilité cette famille infortunée. J'attends tous les jours la nouvelle qui m'apprendra que le Roi lui accorde une pension. C'était aux juges de Toulouse à la lui faire, mais celle du Roi sera plus honorable, et j'ose dire qu'elle le sera autant au Roi qu'aux Calas.
Après la douleur de vous avoir perdu, je n'en ai point de plus grande que celle de voir le bel ouvrage que vous aviez entrepris différé. Vous n'aurez pas emporté vos livres en Languedoc, et je doute beaucoup que vous trouviez où vous êtes les matériaux dont vous avez besoin. Je supose pour ma consolation que vous avez fait assez d'extraits pour être en état de travailler sans livre. N'abandonnez jamais, je vous en conjure, cette entreprise utile; vous rendrez un service essentiel à tous ceux qui pensent, et à ceux qui veulent penser. Vous serez le premier qui aurez écrit sur cette matière, sans vous tromper, et sans vouloir tromper personne. Les esprits sont bien disposés; voicy le moment de leur montrer la lumière. Quand on fera voir aux hommes pour quelles sotises ils combattent ils ne combattront plus.
Vôtre ami Vernes a fait imprimer je ne sais quelles lettres de lui et de Jean Jaques, qui ne sont pas assurément des Lettres de Ciceron et de Pline. J'ignore d'ailleurs comment vont les tracasseries de Genêve; je ne suis occupé que d'ajouter deux ailes à mon petit château de Ferney où je voudrais bien vous tenir, si jamais vous reveniez dans la triste ville de Calvin.
Je me flatte que l'air natal a fait du bien à Mônsieur vôtre père, et que la faculté de Montpellier lui en fera encor d'avantage. Quoi qu'il arrive, souvenez vous, mon cher philosophe, qu'il y a entre les alpes et le mont Jura, un vieillard qui voudrait passer avec vous les derniers jours de sa vie. Il y a des philosophes qui ne savent que haïr, j'en connais d'autres qui savent aimer, et j'ose croire que vous et moi nous sommes tout deux de cette école.