1765-02-08, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Mille et mille remercimens, mon cher et illustre maitre, du soin que vous voulez biene donner à ma petite drôlerie.
Je ne sais pas si, comme vous le dites, cette destruction détruira ou aidera à détruire ce que vous savez, mais je suis bien sûr au moins qu'elle ne détruira pas votre ouvrage; j'espère qu'au moins la raison ne se trouvera pas plus mal des coups d'épingles que je donne au fanatisme; si ces coups d'épingles me réussissent, il n'en sera pas quitte, je vous en réponds, et je lui prépare des bottes plus fortes, mais toujours secrettes et tout en douceur. Cela ne tardera pas.

J'ai reçu de mr Cramer une lettre très obligeante, je vous prie de l'en remercier de ma part, et de lui dire que je n'abuserai point de la liberté qu'il me donne de prendre au delà de 25 exemplaires et même de 50. L'essentiel est que l'ouvrage paroisse, pendant que le cadavre jésuitique est encore chaud. Je me recommande donc à vous et à lui pour hâter l'impression. Il me semble qu'elle va assez rondement. Quand l'ouvrage sera prêt d'être fini, je vous prie de m'en avertir ainsi que frère d'Amilaville, afin que nous prenions les mesures nécessaires pour le fair entrer; frère d'Amilaville est persuadé que cela ne fera pas de difficulté. Bourgelat me paroit disposé à n'en point faire; mais je vous préviens qu'il quittera Lyon dans un mois ou six semaines, ainsi il seroit bon que l'ouvrage fût à Lyon avant son départ.

J'ai vu ces lettres de la montagne. Cela me paroit impossible à lire quand on n'a pas l'honneur d'être Genevois. On dit qu'il n'a pas réussi dans le trouble qu'il vouloit exciter; cela est fâcheux pour lui; car dans ces occasions il faut être justifié par le succès; sans quoi on ne passe que pour un brouillon; je ne sais pourquoi il a résolu de faire bande à part, et de dire du mal de la philosophie; j'ignore quel mal elle lui a fait; j'ignore encore plus à propos de quoi il vous a écrit cette lettre ridicule sur les spectacles que vous aviez à Ferney. Ce pauvre homme est bien malheureux par sa faute; il n'auroit tenu qu'à lui de jouer un meilleur rôle; mais tout est bien, dit Leibnitz et plus bas Pope; il faut donc laisser les choses et les hommes tels qu'ils sont. L'essentiel pour chaque individu est d'être en son point particulier le moins mal qu'il est possible, c'est ce que je vous souhoite de tout mon cœur, mon très cher maitre, et ce que je tâche de pratiquer pour moi même. Je vous embrasse de tout mon cœur. Mes respects à made Denis.