1764-12-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Ceci est une réponse du 5e xbre reçue aujourd'hui. Il est bon de vérifier les dates. Je vous parlerai d'abord de l'objet le plus intéressant de vôtre Lettre. Frère Cramer viendra chez moi dans deux jours, et je conclurai probablement avec lui une petite affaire recommandée par vous et par la philosophie. Je ne suis point surpris que les Welches fassent des difficultés sur cet ouvrage. Il n'est plus permis d'imprimer chez eux que des almanacs et des arrêts du parlement.

Il est très bon qu'on se soit défait des jésuites, mais il ne faut pas aussi persécuter la raison dans la crainte chimérique d'essuier des reproches d'avoir sacrifié les jésuites à l'introduction de la raison en France. La fureur d'écraser les jésuites d'une main, et la philosophie de l'autre n'est plus l'ouvrage de la justice, c'est celui d'un parti violent, également ennemi des jésuites et des gens raisonnables.

Je sçais tout ce que les Omeristes projettent; et je crois même qu'ils iront plus loin que vous ne dites. Mais celui que ces monstres persécutent est, et sera à l'abri de leurs coups.

Un voiageur s'est chargé, mon cher frère, de vous aporter dans huit ou dix jours, deux petits recueils assez curieux, et on trouvera la moien de vous en faire avoir d'autres, mais il faut attendre quelque temps. La raison est une étoffe étrangère et déffendue qui ne peut entrer que par contrebande. Je me servirais de la voie que vous m'indiquez, si le paquet n'était entre les mains d'un médecin anglais que vous verrez incessament à Paris.

Vous sçavez que l'abbé de Condillac, un de nos frères, est mort de la petite vérole naturelle, immédiatement après que l'Esculape de Genêve avait donné des Lettres de vie au prince de Parme en l'inoculant. Vous remarquerez qu'il y avait alors une épidémie mortelle de petite vérole en Italie; elle y est très fréquente; la mère du prince en était morte. Quelle terrible réponse aux sottises de vôtre faculté, et au réquisitoire d'Omer! ce malheureux veut-il donc que la famille roiale périsse? L'abbé de Condillac revenait en France avec une pension de dix mille livres, et l'assurance d'une grosse abbaie, il allait jouïr du repos et de la fortune, il meurt, et Omer est en vie! Je connais un impie qui trouve en cette occasion la providence en défaut.

Je voulais écrire à Archimède Protagoras tout ce que je vous mande, mais je ne me porte pas assez bien pour dicter deux lettres de suitte. Trouvez bon que celle cy soit pour vous et pour lui. Dites lui qu'il sera servi avec le plus profond secret. Vous n'avez qu'à m'envoier incessamment l'histoire de la décadence, et sur le champ on travaillera.

Je prie instamment tous les frères de bien crier dans l'occasion que le Portatif est d'une société de gens de Lettres; c'est sous ce tître qu'il vient d'être imprimé en Hollande. Je prie le philosophe Archimède Protagoras de considérer combien il m'était nécessaire de combattre l'erreur où l'on était à la cour sur le portatif. Je n'ai fait que ce que des gens bien instruits m'ont conseillé; j'ai prévenu par antidote le poison qu'on me préparait. Je sçais très bien de quoi on est capable. La notoriété publique aurait suffi pour opérer certaines petites formalités qui ont fort déplu à Jean Jaques, et qui l'ont conduit par le plus court à la petite vallée de Moutier Travers.

Avouons pourtant mes chers frères, que nôtre siècle est plus raisonnable que le beau siècle de Louis 14. Un homme qui aurait osé alors écrire contre le Testament politique du Cardinal de Richelieu, aurait été chassé de l'académie, et aurait passé pour le descendant d'un laquais d'Erostrate. Nous avons fait quelques pas dans le vestibule de la raison. Courage mes frères, ouvrez les portes à deux battans, et assommez les monstres qui en déffendent l'entrée. Ecr: l'inf: