12 octb [1764]
Mon cher philosophe, on ne peut pas toujours rire, il faut cette fois cy que je vous écrive sérieusement.
Il est très certain que la persécution s'armerait de ses feux et de ses poignards si le livre en question luy était déféré. On en a déjà parlé au roy comme d'un livre dangereux, et le roy en a parlé sur ce ton au p. Henaut. On me l'attribue, et on peut agir contre moy même aussi bien que contre le livre. Il est très vrai que cet ouvrage est de plusieurs mains. L'article apocalipse est tout entier d'un mr Abausit si vanté par Jean Jaques. Je crois vous l'avoir déjà dit. Je crois aussi vous avoir mandé, et que vous savez d'ailleurs, que ce mr Abausit est le patriarche des ariens de Geneve. Son traitté sur l'apocalipse court depuis longtemps en manuscrit chez tous les adeptes de l'arianisme. En un mot il est public que l'article Apocalipse est de luy.
Messie est tout entier de Mr Polier, premier pasteur de Lausane. Il envoia ce morceau avec plusieurs autres à Briasson, qui doit avoir encor l'original. Il était destiné à l'enciclopédie.
Enfer est en partie de l'évêque de Glocester Warburton.
Idolatrie doit encor être chez Briasson, ou entre les mains de Diderot et fut envoyé pour l'enciclopédie.
Il y a des pages entières copiées presque mot pour mot des mélanges de littérature qu'on a imprimées sous mon nom.
Il est donc évident que le dictionaire philosofiq. est de plusieurs mains. Quelques personnes ont rassemblé ces matériaux, et je puis y avoir eu quelque part. C'était uniquement dans la vue de tirer une famille nombreuse de la plus affreuse misère. Le père avait une mauvaise petite imprimerie. Il a imprimé détestablement, mais on en fait en Hollande une édition très jolie qu'on dit fort augmentée et qu'on espère qui sera correcte. Si vous vouliez fournir un ou deux articles, vous embeliriez le receuil, vous le rendriez utile et on vous garderait un profond secret. Une main comme la vôtre doit servir à écraser les monstres de la superstition et du fanatisme; et quand on peut rendre ce service aux hommes sans se compromettre, je crois qu'on y est obligé en conscience. J'ose vous demander ce petit travail comme une grande grâce, et je vous demande le reste comme une justice. Rien n'est plus vrai que tout ce que je vous ay dit sur le dictionaire philosophique. Votre voix est écoutée, et quand vous direz que ce receuil est de plusieurs mains différentes, non seulement on vous croira, mais on verra que ce n'est pas un seul homme qui attaque l'hidre du fanatisme, que des philosophes de différents pays et de différentes sectes se réunissent pour le combatre. Cette réflexion même sera utile à la cause de la raison si indignement persécutée par des Omer et par d'autres fripons ignorants, si lâchement abandonnée par la plus part de ses partisans, mais qui à la fin doit triompher.
Dites moy je vous en prie si ce n'est pas Diderot qui est l'autheur d'un livre singulier intitulé de la nature?
Adieu mon cher philosophe, deffendez la cause de la vérité et celle de votre ami. Quelle plus belle et plus juste pénitence pouvez vous faire de ces deux cruelles lignes qui vous sont échappées contre père Bayle? et de qui attendrons nous quelque consolation, si ce n'est de nos frères? et d'un frère tel que vous?