16e avril 1764 aux Délices
Mon cher frère, mon cher philosophe, voicy le temps arrivé où le fanatisme va triompher de la raison.
Mais la philosophie ne serait pas philosophie si elle ne savait s'accommoder au temps. On reprochait aux jésuites la persécution et une morale relâchée; les jansénistes persécuteront bien d'avantage, et auront des mœurs intraittables; il ne sera plus permis d'écrire, à peine le sera t-il de penser. Les philosophes ne peuvent opposer la force à la force, leurs armes sont le silence, la patience, l'amitié entre les frères. Plût à Dieu que je fusse avec vous à Paris et que nous pussions parvenir à les réunir tous! Plus on cherche à les écraser plus ils doivent être unis ensemble. Je le répète, rien n'est plus honteux pour la nature humaine que de voir le fanatisme rassembler dans tous les temps sous ses drapeaux, faire marcher sous les mêmes loix, des sots et des furieux, tandis que le petit nombre des sages est toujours dispersé et désuni, sans protection, sans ralliement, exposé sans cesse aux traits des méchants, et à la haine des imbéciles.
Je vous ai envoié, mon cher frère, la réponse que j'ai faitte à Mr Marin; je vous ai suplié de la lui faire tenir après l'avoir lue; il est même éssentiel pour moi que mr De Sartine la voie. Frère Cramer a imprimé les Contes de Guillaume Vadé qui sont très innocents, et y a joint quelques pièces étrangères qui pouraient allarmer les ennemis de la raison, et fournir des armes aux persécuteurs. Je suis bien aise qu'on sache que je ne prends en aucune manière le parti de ces ouvrages, que je ne me mêle pas de faire entrer en France une feuille de papier imprimé, que je n'éxige rien, que je ne veux rien. Je n'ai quitté la France que pour vivre en repos. Il faut me laisser perdre mes yeux, et aller à la mort par la maladie, sans persécuter mes derniers jours.
Vous avez dû recevoir quarante huit éxemplaires de Corneille. Il y en a 24 que probablement je remettrai à Mr De La Leu. Mais je vous prierai de lui en donner d'abord 12 et de vouloir bien garder les 36 autres. Je vous demanderai en grâce d'en faire relier un pour mr Goldoni, vous donnerez les autres en feuilles. Je vous prierai seulement de donner un éxemplaire à mr De Laharpe, et l'autre à Mr Le Mierre. Je compte bien que Mr Diderot sera le premier qui aura le sien, quoique le fardeau immense dont il est chargé ne lui laisse guères le temps de lire des remarques sur des vers.
Je ne vous parlerai point de frère Thiriot. Il a mis l'indifférence à la place de la philosophie. Il me faut des cœurs plus sensibles; le vôtre inspire bien de la chaleur au mien.
Permettez que je joigne icy une Lettre pour mr De Laleu.
Ecr: L'inf: