1764-04-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Mon cher frère, c'est un ex-jésuite archi-fanatique, et archifripon, qui a fait le mandement de l'archevêque gascon archi-imbécile.
On dit que l'archiboureau de Toulouse l'a brûlé au haut, ou au bas de l'escalier des plaids. Je ne sçais si vous vous souvenez d'un chant de la pucelle dans lequel tous les personages deviennent fous, et où chacun donne sur les oreilles à son voisin, qui le lui rend du plus grand cœur, de sorte que tous combattent contre tous sans savoir pourquoi. Voilà bien l'image de tout ce qui se passe aujourd'hui. Il faut que les honnêtes gens profitent de la guerre que se font les méchants. La seule chose qui m'afflige c'est l'inaction des frères. C'est une chose déplorable que l'auteur de la gazette écclésiastique puisse imprimer toutes les semaines les sottises qu'il veut, et que les frères ne puissent donner une fois par an un bon ouvrage qui achêverait d'extirper le fanatisme. Les frères ne s'entendent point, ne s'ameutent point, n'ont point de ralliment; ils sont isolés, dispersés; ils se contentent de dire à soupé ce qu'ils pensent quand ils se rencontrent. Si Dieu avait permis que frère Platon, vous et moi eussions vécu ensembles, nous n'aurions pas été inutiles au monde.

J'ai reçu une Lettre de Mr Marin, et vous verrez ce qu'il m'écrit par ce que je lui réponds. Je vous soumets ma Lettre, et je vous prie de la lui rendre. Je doute beaucoup qu'on puisse obtenir des faveurs de Mr De Sartine, et je crois que dans le temps où nous sommes il n'en faut attendre de personne. Puisse seulement nôtre petit troupeau demeurer fidèle! Mon cœur est déssèché quand je songe qu'il y a dans Paris une foule de gens d'esprit qui pensent comme nous, et qu'aucun d'eux ne serte la cause commune. Il faudra donc finir comme Candide par cultiver son jardin. Adieu, mon cher frère. Ecra: l'inf:

Vous devez avoir reçu, ou vous recevrez incessamment un petit ballot de 48 éxemplaires de Corneille, en deux paquets. Je crois vous avoir déjà prévenu que l'un est destiné pour Mr De La Leu, et que vous disposerez de l'autre. Mais je vous suplierai de les garder tout deux bien prétieusement jusqu'à ce que vous aiez de mes nouvelles, parce qu'il est juste que le Roi et les siens aient leurs éxemplaires avant qu'il en paraisse dans le public.