2e avril 1764
Votre excellence est assez bonne pour avoir des griefs contre moi.
J'en ai moi même un bien fort, c'est que je n'en peux plus, c'est que j'ai absolument perdu la santé, et qu'étant menacé de perdre la vie, tout ce que je peux faire c'est de dicter une malheureuse lettre. Je suis tombé tout d'un coup, mais ce n'est pas de bien haut. Je ne savais pas que made l'ambassadrice eût été malade; je vous assure que je m'y serais plus intéressé qu'à ma propre misère, par la raison que j'aime beaucoup mieux les pièces de Racine que celles de Pradon et que les beaux ouvrages de la nature inspirent plus d'intérêt que les autres.
J'avoue que j'ai eu grand tort de ne vous pas envoyer les trois manières, mais puisque vous les avez je ne peux plus réparer mon tort. Tout ce que je peux faire c'est de vous donner madame Gertrude si vous ne l'avez pas.
A l'égard de ce qui devait vous revenir vers le mois d'avril, ne prenez pas cela pour un poisson d'avril, s'il vous plait. Je tiendrai ma parole tôt ou tard, mais donnez un peu de temps à un pauvre malade. J'ai été accablé de fardeaux que mes forces ne pouvaient porter, et dans l'état où je suis réduit il m'est impossible de m'appliquer. J'ai consumé la petite bougie que la nature m'avait donnée, il ne me reste plus qu'un faible lumignon que le moindre effort éteindrait absolument.
Oserais je demander à v. e. si elle est contente de la gazette littéraire? Il me semble que cette entreprise est en bonnes mains et que de tous les journaux c'est celui qui met le plus au fait des sciences de l'Europe. C'est dommage qu'il ne parle point de mandements d'évêques qu'on brûle tous les jours. Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n'aurai pas le plaisir d'être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent; la lumière s'est tellement répandue de proche en proche, qu'on éclatera à la première occasion et alors ce sera un beau tapage; les jeunes gens sont bien heureux, ils verront de belles choses.
A propos je n'ose vous envoyer un conte à dormir debout, qui est très indigne d'un grave ambassadeur, mais pour peu que madame l'ambassadrice se plaise aux mille et une nuits je l'enverrai par la 1ère poste: en attendant voici un petit avis d'un nommé Vadé à mes chers compatriotes. Ce Vadé là était un homme bien difficile à vivre. Mille sincères et tendres respects.
V.