1764-03-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

En réponse, mon cher frère, à vôtre lettre du 9e Mars, je ne suis point surpris que la platte et ennuieuse satire, pour laquelle on avait obtenu, à la honte du siècle, une permission tacite, ait attiré à son auteur l'indignation et le mépris.
Made Denis qui a voulu la lire n'a jamais pu l'achever. Il n'y a certainement que les intéressés qui puissent avoir le courage de lire un tel ouvrage jusqu'au bout, et ceux là n'en diront pas de bien. S'il y avait quelque chose de plaisant ce serait qu'on met mr Diderot au nombre des sots. Il faut bien se donner de garde de répondre en forme à une telle impertinence, mais je pense qu'on ne ferait pas mal de désigner cet infâme ouvrage dans l'enciclopédie à l'article satire, et d'inspirer au public et à la postérité l'horreur et le mépris qu'on doit à ces malheureux qui prétendent être en droit d'insulter les plus honnêtes gens, parce que Despréaux s'est moqué en passant de quelques poëtes. Il faut avouer que le premier qui donna cet affreux éxemple a été le poëte Rousseau, homme, à mon sens, d'un très médiocre génie. Il mit ses chardons piquants dans des satires où Boileau jettait des fleurs. Les mots de bélître, de maroufle, de Louve, sont prodigués par Rousseau, mais du moins, il y a quelques bons vers au milieu de ses horreurs révoltantes, et la prétendue Dunciade n'a pas ce mérite. Ceux qu'il attaque et ceux qu'il loue doivent être également mécontents. Le public doit l'être bien d'avantage, car il veut être amusé, et il est ennuié: c'est ce qui ne se pardonne jamais.

Je crois, mon cher frère, qu'il n'est pas encor temps de songer à la publication de la Tolérance; mais il est toujours tems d'en demander une vingtaine d'éxemplaires à Mr de Sartine. Vous les donneriez à vos amis, qui les prêteraient à leurs amis, cela composerait une centaine de suffrages, qui feraient grand bien à la bonne cause, car, entre nous, les notes qui sont au bas des pages, sont aussi favorables à cette bonne cause que le texte l'est à la tolérance.

Je vous admire toujours de donner tant de soins aux belles Lettres, à la philosophie, au bien public au milieu de vos occupations arrithmétiques, et des détails prodigieux dont vous devez être accablé.

Puisque vôtre belle âme prend un intérêt si sensible à tout ce qui concerne l'honneur des lettres et les devoirs de la société, il faut vous aprendre que Jean Jaques aiant voulu imiter Platon après avoir imité Diogêne, vient de donner incognitò un détestable opuscule sur les dangers de la poësie et du théâtre. Il m'apostrophe dans cet ouvrage, moi et mon frère Thirot, sous des noms grecs. Il dit que je n'ai jamais pu attirer auprès de moi que Thiriot, et que je n'ai réussi qu'à en faire un ingrat. Si la chose était vraie je serais très fâché, j'ai toujours voulu croire que Thiriot n'était que paresseux. Je vous embrasse bien tendrement, mon cher frère. Ecr: l'inf:

NB: Je vous [suis] très obligé de l'avis que vous me donnez sur Gui Duchêne. Voicy ma réponse.