à Mannheim, ce 24 Févrer 1764
Mon cher Protecteur,
Mgr l'Electeur a lû la lettre que vous venez de m'écrire.
Il est fâché que votre âge et vos occupations ne vous permettent pas de venir le voir; il vous écrira. Je lui ai fait acheter le Cabinet d'Histoire Naturelle de Mr Bertrand de Berne, et je vais recevoir dans quelques jours huit ballots de pierres, de minéraux et de pétrifications, qui ne pèsent pas moins de 2444 livres; c'est la moitié de vos montagnes suisses. Ces montagnes, croyez moi, quelque chose que vous disiez contre la bize, vous donneront longue vie, et vous feront devenir le Patriarche du Lac et de Genêve.
Il vient de passer ici une plaisante historiette. Ce Maubert, cet Excapucin politique, ce faiseur de Testaments qui avait fait un premier voyage ici, il y a 18 mois, dans lequel il avait parlé à S. A. E. et dîné chez le Grand-Chambellan de la Cour; qui en avait fait un second qui ne réussit pas si bien que le premier; ce Maubert, dis-je, partit d'ici pour Francfort il y a un mois. Je ne sais quelle envie lui prit de revenir ici, il y a sept ou huit jours: les uns disent qu'il venait chercher des comédiens et des danseurs pour les mener à Francfort; les autres disent que c'était autre chose. Quoiqu'il en soit, savez vous ce qui lui est arrivé? On l'a arrêté ici lundi passé. Et savez-vous où on l'a mené? Dans une maison de correction, du moins c'est ainsi qu'on appelle en Allemagne ce endroit où on enferme les filles et les garçons mal morigénés. Voilà un coup fatal pour un politique. Mais ce n'est pas tout. Il n'a pas séjourné longtemps dans cette maison de correction. On l'en a tiré sur le champ pour le livrer, savez-vous à qui? Au Vicariat de Worms. Voilà donc ce pauvre Excapucin sous la Jurisdiction Ecclésiastique, et dans les prisons de Worms. Tout le monde raisonne sur cet événement. Les uns disent qu'on n'était pas bien aise de l'avoir à Francfort dans la conjoncture présente, et qu'on avait requis notre Electeur de l'arrêter. Les autres veulent que ce soit à la sollicitation du Nonce du Pape qui est actuellement à Francfort qu'on a fait cette démarche, et que c'est ce même Nonce qui l'avait tiré autrefois de la Forteresse de Kœnigstein dans l'espérance qu'il redeviendrait Capucin. D'autres disent encore que c'est le Vicariat de Worms qui l'a demandé, d'autres qu'il a écrit quelque chose contre notre Cour; enfin, que ne dit-on pas? Le fait est que le voilà entre les mains des Prêtres, et on prétend qu'il sera livré aux Capucins. Si je vous disais tout, je vous dirais qu'il y a des gens qui prétendent qu'il sera envoyé aux Galères. Il fera beau voir ramer un Capucin.
Ne m'oubliez pas tout à fait. Dieu veuille me faire la grâce de vous revoir. J'ai l'honneur d'être a[vec] un profond respect,
Mon cher Bienfaicteur,
Votre très humble et [très] obéissant serviteur
Colini