1764-02-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon cher et ancien ami, vous en usez avez nous comme les jansénistes avec la communion, vous nous écrivez

à tout le moins une fois l'an.

Celà n'empèche pas que nous ne vous aimions tous les jours. Nous prétendons d'ailleurs être plus philosophes à Ferney, que vous ne l'êtes à Launai, car nous ne faisons nulle infidélité à nos campagnes, et vous quittez la vôtre. Le fracas et les folies de Paris ont encor pour vous des charmes, mais il parait que les Tragédies nouvelles n'en ont guère.

Vous me parlez de contes, en voicy un, que je vous donne à deviner, pour peu que vous vous souveniez de vôtre grec vous n'aurez pas de peine; et si vous n'aviez pas quitté Launai, j'aurais cru que Macare était chez vous; mais vous êtes homme à le mener de la campagne à la ville. Macare est certainement chez madlle Corneille, aujourd'hui made Dupuits; elle est folle de son mari, elle saute du matin au soir avec un petit enfant dans le ventre, et dit qu'elle est la plus heureuse personne du monde. Avec tout celà, elle n'a pas encor lu une tragédie de son grand oncle, ni n'en lira. Son grand oncle commenté, vous arrivera, je crois, avant qu'il soit un mois. Les Anglais qui viennent icy en grand nombre, disent que toutes nos tragédies sont à la glace; il pourait bien en être quelque chose, mais les leurs sont à la Diable.

Il est fort difficile à présent d'envoier à Paris des Tolérances par la poste; mais frère Thiriot, tout paresseux qu'il est, tout dormeur, tout Lambin, pourra vous en faire avoir une, pour peu que vous vouliez le réveiller.

J'ai été pendant trois mois sur le point de perdre les yeux, et c'est ce qui fait que je ne peux encor vous écrire de ma main. Made Denis vous fait les plus tendres compliments.

NB: si vous aimez les contes, dites à Mr D'Argental qu'il vous fasse lire chez lui les trois manières. Adieu mon cher et ancien ami.

V.