1764-02-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques François Paul Aldonce de Sade.

Vous remplissez, monsieur, le devoir d'un bon parent de Laure, et je vous crois allié de Pétrarque non seulement par le goût et par les grâces, mais parce que je ne crois point du tout que Pétrarque ait été assez sot pour aimer vingt ans une ingrate.
Je suis sûr que vos mémoires vaudront beaucoup mieux que les raisons que vous donnez de m'avoir abandonné si longtemps, vous n'en avez d'autres que votre paresse.

Je suis enchanté que vous ayez pris le parti de la retraite; vous me justifiez par là et vous m'encouragez. Si je n'étais vieux et presque aveugle, Paul irait voir Antoine et je dirais avec Pétrarque:

Movesi il vecchiarel canuto e bianco
del dolce loco ov' ha sua età fornita,
e da la famigliuola sbigottita,
Che vede il caro padre venir manco.

J'irai vous voir assurément à la fontaine de Vaucluse. Ce n'est pas que mes vallées ne soient plus vastes et plus belles que celles où a vécu Pétrarque, mais je soupçonne que vos bords du Rhone sont moins esposés que les miens aux cruels vents du nord. Le pays de Gex où j'habite est un vaste jardin entre des montagnes, mais la grêle et la neige viennent trop souvent fondre sur mon jardin. J'ai fait bâtir un château bien petit, mais bien commode où je me suis précautionné contre ces ennemis de la nature: j'y vis avec une nièce que j'aime; nous y avons marié mademoiselle Corneille à un gentilhomme du voisinage qui demeure avec nous; je me suis donné une nombreuse famille que la nature m'avait refusée, et je jouis enfin d'un bonheur que je n'ai jamais goûté que dans la retraite. Je ne puis laisser la famiglia sbigottita: vous feriez donc fort bien, vous, mr, qui avez de la santé et qui n'êtes point dans la vieillesse, de faire un pélerinage vers notre climat hérétique. Vous ne craindrez pas le souffle empesté de Genève. M. le légat vous chargera d'agnus et de reliques. Vous en trouverez d'ailleurs chez moi, et je vous avertis d'avance que le pape m'a envoyé par m. le duc de Choiseul, un petit morceau de l'habit de st François, mon bon patron. Ainsi vous voyez que vous ne risquez rien à faire le voyage. D'ailleurs la ville de Calvin est remplie de philosophes; et je ne crois pas qu'on en puisse dire autant de la ville de la reine Jeanne.

Il y a longtemps que je n'ai été à ma petite campagne des Délices. Je donne la préférence au petit château que j'ai bâti, et je l'aimerai bien davantage si jamais vous daignez prendre une cellule dans ce couvent: vous m'y verrez cultiver les lettres et les arbres, rimer et planter. J'oubliais de vous dire que nous avons chez nous un jésuite qui nous dit la messe. C'est une espèce d'Hébreu que j'ai recueilli dans la transmigration de Babylone: il n'est point du tout gênant, non tanta superbia victis; il joue très bien aux échecs, dit la messe fort propremt. Enfin c'est un jésuite dont un philosophe s'accommoderait. Pourquoi faut il que nous soyons si loin l'un de l'autre en demeurant sur le même fleuve!

Je suis bien aise que mm. d'Avignon sachent que c'est moi qui leur envoie le Rhone: il sort du lac de Genêve, sous mes fenêtres aux Délices. Il ne tient qu'à vous de venir voir sa source; vous combleriez de plaisir votre vieux serviteur qui ne peut vous écrire de sa main, mais qui vous sera toujours tendrement attaché.

Voltaire