1763-12-08, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai, mon cher & illustre maitre, des remercimens & des reproches tout à la fois à vous faire; les remercimens seront de grand cœur, & les reproches sans amertume.
Je vous remercie donc d'abord de la lettre du Quakre que vous m'avez envoyée, c'est apparemment un de vos amis de Philadelphie qui vous a chargé de me faire ce cadeau là; il ne pouvoit choisir une voye plus agréable pour moi de me faire parvenir sa petite Remontrance à Jean George. Je ne sais si je vous ai dit que ce Jean George (qui assurément n'est pas aussi habile à se battre contre le diable que l'étoit George son patron) a fait une réponse impertinente à la lettre par laquelle je lui mandois que j'avois renvoyé son instruction pastoraleà son libraire et à ses moutons. J'ai répondu à sa réponse en lui prouvant très poliment qu'il étoit un sot et un menteur, & Jean George, tout Jean George qu'il est, n'a pas répliqué, quoique je ne lui parlasse pas, comme votre ami le Quakre, le chapeau sur la tête, mais le chapeau sous le bras, en lui donnant, à la vérité, de grands coups de bâton. J'aurois bien envie de lui faire essuyer quelque petite humiliation publique, de lui donner en cinq ou six pages quelques petits dégoûts sur sa charmante instruction; il y donne assurémant beau jeu, et ne s'attend pas aux questions que je lui ferois. Mais celles que lui fait votre ami le Quakre me paroissent suffisantes pour l'occuper.

Je vous remercie de plus, mon cher Philosophe, de vos excellentes additions à l'histoire générale, non seulement de celles que vous avez refondues dans l'ouvrage, mais de celles que vous avez données à part en un petit volume, & qui m'ont paru excellentes. L'ambassade de Cesar aux Chinois, & l'arrivée du Brave philosophe parmi nous sont deux apologues admirables. Ce qu'il y a d'heureux c'est que ces apologues, bien meilleurs que ceux d'Esope, se vendent ici assez librement. Je commence à croire que la librairie n'aura rien perdu à la retraite de mr de Malesherbes. Il est vrai qu'on a fait aux gens de lettres l'honneur de les mettre dans le même département que les filles de joye, aux quelles j'avoue qu'ils sont assez semblables par l'importance de leurs querelles, l'objet de leur ambition, la modération de leurs haines, et l'élévation de leurs sentimens; mais enfin il me semble que personne n'aura à se plaindre, si la presse, la religion, et la coucherie sont également libres en France.

Venons à présent aux reproches. J'ai entendu parler d'un Traité sur la tolérance, qui est aussi d'un de vos amis, à ce qu'on m'assure, et qui ne vient pas de Philadelphie; je demande cet ouvrage à tout ce que je vois, comme Iphigénie demande Achille, et je ne puis parvenir à l'avoir; & j'apprends que votre ami l'a envoyé à des gens qu'il ne devroit pas tant aimer que moi, & qui, sans me vanter, ne sont pas aussi dignes que moi de lire tout ce qui vient de lui. Dites, je vous prie, à votre ami qu'il n'est pas trop équitable dans ses préférences. Je pourrois faire là dessus un long commentaire, mais les commentaires ne sont pas faits pour l'ami dont je parle; je m'en rapporte à ceux qu'il fait lui même.

Voilà donc enfin Marmontel de l'académie. J'en suis d'autant plus charmé que la querelle qu'on lui faisoit au sujet de mr d'Aumont n'étoit qu'un prétexte pour ceux qui désiroient de l'exclure; la véritable raison étoit sa liaison avec des gens qu'on a pris fort en haine, je ne sais pas pourquoi, à quatre lieues d'ici, en un mot avec les philosophes, qui font aujourd'hui également peur aux dévots & à ceux qui ne le sont pas. L'affaire de Marmontel étoit comme celle des jésuites, il y avoit une raison apparente qu'on mettoit en avant, & une raison vraie que l'on cachoit.

Heureusement pour la philosophie, tous les gens faits pour la craindre n'ont pas parlé de même. Mr le Prince Louis de Rohan, tout coadjuteur qu'il est de l'Evêché de Strasbourg, a bien voulu en cette occasion être le coadjuteur de la philosophie, et lui a rendu, sans manquer à son état, tous les services imaginables. C'est par lui que vous avez aujourd'hui dans l'académie françoise un partisan et un admirateur de plus. Mr le Prince Louis mérite en vérité la reconnoissance de tous les gens de lettres par la manière dont il sait les défendre et les servir dans l'occasion; et quand vous l'auriez préféré à moi, comme vous avez fait d'autres, pour lui envoyer l'ouvrage de votre ami sur la Tolérance, bien loin de vous en faire des reproches, je vous en ferois des remercimens. Il faut, mon cher maitre, que chacun de nous serve la bonne cause suivant ses petits moyens. Vous la servez de votre plume, et moi à qui on n'en laisseroit pas une sur le dos si j'en faisois autant, Je tâche de lui gagner des partisans dans le pays ennemi; & ces partisans ne seront point compromis, parce qu'ils ne doivent jamais l'être, mais ils recevront de moi, de tous mes amis, & ils devroient recevoir de vous, le tribut de reconnoissance que tous les Etres pensans leur doivent. A propos de la bonne cause, je vous apprendrai encore qu'on m'a fait d'indignes et odieuses tracasseries au sujet de mon voyage de Prusse. On m'a prêté des discours que je n'ai jamais tenus, et que je n'aurois rien gagné à tenir. J'en ai appelé au témoignage du Roi de Prusse lui même, & ce prince vient de m'écrire une lettre qui confondroit mes ennemis s'ils méritoient que je la leur fisse lire. Vous savez apparemment qu'il y a actuellement à Berlin un fort honnête circoncis, qui en attendant le paradis de Mahomet, est venu voir votre ancien disciple de la part de sultan Mustapha. J'écrivois l'autre jour en ce pays là que si le roi vouloit seulement dire un mot, ce seroit une belle occasion pour engager le sultan à faire rebâtir le temple de Jerusalem. Cela nous vaudroit vraisemblablement une nouvelle instruction pastorale de Jean George, où il nous prouveroit que quoi que le temple fût rebâti à chaux & à ciment, le christ n'en auroit pas moins dit la vérité. Que pensez vous de ce projet? Il me semble que l'exécution en seroit fort divertissante. Je m'étonne que vos bons amis les Turcs n'y ayent pas encore pensé. Cela prouve le grand cas qu'ils font de nos prophéties. Adieu, mon cher & illustre maitre, aimez moi, je vous prie, toujours. Il me semble que vous me négligez un peu, vous m'écrivez de petits billets, & vous ne m'envoyez presque rien. Je crains bien que cette lettre ci ne vous dégoûte d'en écrire de longues. A dieu, je vous embrasse mille fois; mes respects à made Denis.

P. S. Je ne vous parle point de tout ce qui se passe ici au sujet des déclarations, des Edits, des impôts. Je laisse mrs du Parlement se mêler de tout cela sans y rien entendre. Il y a deux de ces mrs qui sont à Berlin, ils ont désiré de voir le roi de Prusse, & le roi n'y a consenti qu'après qu'ils ont assuré qu'ils n'avoient pas été d'avis de consulter la Sorbonne sur l'inoculation et de s'opposer à la liberté du commerce des grains. Il faut avouer que le parlement et la Sorbonne n'ont point de reproches à se faire mutuellement.