à Paris ce 8 octobre [1763]
Je ne me pique, mon cher & illustre maitre, d'être ni aussi sublime que Platon, s'il est vrai qu'il soit aussi sublime qu'on le prétend, ni aussi obscur qu'il me parait l'être.
Vous me faites donc trop d'honneur de me comparer à lui; à l'égard de celui que vous appellez Denis de Syracuse, & que vous avouez valoir un peu mieux, je crois que s'il étoit réduit à se faire maitre d'école, comme l'autre, les généraux & les ministres feroient bien de se mettre en pension chez lui. Ce qu'il y a de certain, c'est que je suis plus affligé que je ne puis vous dire, que le protecteur & le soutien de la philosophie ne soit pas bien avec tous les philosophes; que ne donnerois-je point pour que cela fût? Il m'a écrit peu de jours avant mon départ une lettre pleine d'amitié, par laquelle il me marque qu'il laissera la Présidence vacante jusqu'à ce qu'il me plaise de venir l'occuper. Il m'a donné son portrait, m'a très bien payé mon voyage, & m'a témoigné beaucoup de regrets de me voir partir. Ma satisfaction eût été parfaite si j'avois pu me trouver à Potsdam avec vous…. Mais… Que je suis fâché de ce qui s'est passé! Ce que je puis vous assurer, c'est que vous êtes regretté de tout le monde, le marquis d'Argens à la tête, qui est assurément bien votre serviteur & votre ami. Il ne dit pas la même chose, ni les autres non plus, du défunt Président, à qui Dieu fasse paix.
Je n'ai point repassé par chez vous, parce que je comptois vous voir en allant en Italie; mais des raisons de santé et d'affaires m'obligent à différer ce voyage; en tout cas ce n'est que partie remise; croyez que je ne préfère pas les rois à mes amis.
Je ne suis point étonné que ce que vous savez soit bafoué à Geneve, comme à Paris, par les gens raisonnables. Je ne serois pas fâché non plus que Jean Jaques, tout fou qu'il est, fût réhabilité, pour l'honneur de la bonne cause qui a servi de prétexte à la persécution qu'il a éprouvée. Nous avons lu à Sans-Souci le catéchisme de l'honnête homme, et nous en avons jugé comme vous, le Révérend Père abbé à la tête. Vous avez raison, je suis bien peu zélé & je me le reproche, mais songez donc que le bon sens est emprisonné dans le pays que j'habite:
Savez vous que Jean George Lefranc, frère de Jean Simon Lefranc, vient de faire une grosse instruction pastorale contre nous tous? Il m'a fait l'honneur de me l'envoyer, je l'ai renvoyée au libraire, et j'ai écrit à l'auteur en deux mots que sûrement c'étoit une méprise, et que ce présent n'étoit pas pour moi. J'avois projetté, pour toute réponse, de lui faire une chanson sur l'air, mr l'abbé où allez vous,vous allez vous casser le cou, vous allez sans chandelle&c. Achevez le reste, mon cher maitre, il me semble que vous allez sans chandelle est assez heureux.
Adieu, mon cher & illustre philosophe; celui que je viens de quitter l'est plus que jamais en tout sens, et me l'a rendu aussi en tout sens plus encore que je ne l'étois. Je ne veux plus penser, comme l'Ecclesiaste, qu'à me moquer de tout en liberté; ce n'est pas que Jean George Lefranc n'assure que vous n'avez pas entendu l'Ecclesiaste, mais j'en crois plutôt vos commentaires que les siens. Adieu, je vous embrasse mille & mille fois. Mes respects à made Denis. Quand aurons nous le Corneille?