1763-08-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Simon Gilly.

Monsieur,

Je crois que le mot d'administration signifie manutention, gestion.
Les directeurs de la compagnie des Indes demeurants à Paris, ne peuvent gérer dans l'Inde; et il est impossible qu'un conseil qui donne des ordres de si loin puisse être responsable à Paris des malversations, des négligences, et des démarches inconsidérées qu'on peut faire dans la province de Carnate.

En ouvrant le mémoire de la compagnie des Indes contre mr Dupleix, je trouve ces mots à la page 161 des pièces justificatives, D'Almède, compte de ses friponeries.

Je trouve à la page 153, Compte des révérends pères Jésuites pour 67490 £: plus 6000 £: et si j'étais janséniste, je pourais demander où St Ignace a pris cette somme?

La page 95 du mémoire m'apprend qu'un domestique d'un conseiller de Pondicheri, qui était devenu receveur général de la province, a commis une infinité de brigandages.

Je me flatte que quand je lirai le reste du mémoire, je trouverai quelques autres articles aussi délicats. En attendant, si vous savez l'anglais, je vous exhorte à lire dans Pope l'histoire de sir Balaam. La diable voulait absolument acquérir l'âme de Sir Balaam, il ne trouva point de meilleur secrêt pour s'en assurer que de le faire supercargo de la compagnie des Indes de Londres.

Que voulez vous qu'on pense lorsque l'on voit la faction de mr Dupleix accuser le conquérant de Madras d'infâmes rapines, le faire enfermer à la Bastille avant qu'il ait été entendu, et faire perdre à la France tout le fruit de la conquête?

Enfin, il est évident que mr Dupleix lui même est accusé de malversations dans le mémoire de la compagnie des Indes, tandis qu'il redemande une somme de treize milions.

Je ne connais point mr Dupleix, je n'ai point connu mr de la Bourdonais, je sais seulement que l'un a pris Madras, et que l'autre a sauvé Pondycheri.

Il est bien vrai, Monsieur, comme vous le dites, que l'un n'aurait pu déffendre Pondicheri, ni l'autre prendre Madras si on ne leur avait fourni des forces suffisantes; mais en vérité aucun historien depuis Herodote jusqu'à Hume, ne s'est avisé d'observer que ceux qui ont pris ou déffendu des villes, aient reçu des soldats et des munitions des puissances pour lesquelles ils combattaient, la chose parle d'elle même; on ne fait ni on ne soutient de siège sans quelques dépenses et quelques secours préalables.

J'ajoute encor qu'on peut prendre et sauver des villes et des provinces, et faire de très grandes fautes. Vous en reprochez d'importantes à Mr Dupleix, qui en a reproché à mr De La Bourdonais, lequel en a reproché à d'autres. Le sr Amat est accusé de ne s'être pas oublie à Madras, et le sr Amat a accusé plusieurs personnes de ne s'être pas oubliées ailleurs. Enfin, vôtre général est à la Bastille; c'est donc vous, bien plus que moi, qui vous plaignez de brigandages.

Il y en a donc eu; les loix divines et humaines permettent donc de le dire. Ces brigandages ne peuvent avoir été commis que dans l'Inde, où vos nababs donnent des éxemples peu chrétiens, et où les jésuites font des Lettres de change.

Il résulte de tout celà que l'administration dans l'Inde a été extrèmement malheureuse, et je pense que nôtre malheur vient en partie de ce qu'une compagnie de commerce dans l'Inde, doit être nécessairement une compagnie guerrière. C'est ainsi que les Européans y ont fait le commerce depuis les Albuquerques. Les Hollandais n'y ont été puissants que parce qu'ils ont été conquérants. Les Anglais en dernier lieu ont gagné les armes à la main des sommes immenses que nous avons perdues, et j'ai peur qu'on ne soit malheureusement réduit à être oppresseur ou opprimé. Une des causes principales de nos désastres, est encor d'être venus les derniers en tout à L'Occident comme à L'orient, dans le commerce comme dans les arts; de n'avoir jamais fait les choses qu'à demi. Nous avons perdu nos possessions et nôtre argent dans les deux Indes précisément de la même manière dont nous perdimes autrefois Milan et Naples.

Nous avons été toujours infortunés au dehors. On nous a pris Pondicheri deux fois, Quebec quatre; et je ne crois pas que de longtemps nous puissions tenir tête en Asie et en Amerique aux nations nos rivales.

Je ne sais, Monsieur, comment l'éditeur du livre dont vous me faites l'honneur de me parler, à mis huit lieues au lieu de vingt huit, pour marquer la distance de Pondicheri à Madras; pour moi je voudrais qu'il y en eût deux cent, nous serions plus loin des Anglais.

Je vous avoue, Monsieur, que je n'ai jamais conçu comment la compagnie d'occident avait prêté réellement cent millions au roi en 1717. Il faudrait qu'elle eût trouvé la pierre philosophale. Je sais qu'elle donna du papier; et je vous avoue que j'ai toujours regardé l'assignation des neuf millions que le roi nous donne par an, comme un bienfait. Je ne suis pas directeur, mais je suis intéressé à la chose, et je dois au roi ma part de la reconnaissance.

Je suis fâché que nous aions eu quatre cent cinquante canons à Pondicheri puisqu'on nous les a pris. Les Hollandais en ont d'avantage, on ne les leur prend point, et ils prospèrent, et leurs actionaires sont paiés sur le gain réel de la compagnie. Je souhaitte que nous en fassions beaucoup, que nous dépensions moins, et que nous ne nous mêlions de faire des nababs que quand nous aurons assez de troupes pour conquérir l'Inde.

Au reste, Monsieur, ne vous comparez point aux juifs; on peut faire des compliments à un honnête et estimable juif, sans être extrèmement attaché à la semence d'Abraham; mais quand je vous dirai que je suis très attaché à vôtre personne, et que je regarde tous les directeurs de nôtre compagnie comme des hommes dignes de la plus grande considération, je ne vous ferai pas un vain compliment.

Je sais qu'on travaille actuellement à des recherches historiques assez curieuses; on doit y insérer un chapitre sur la Compagnie des Indes, on m'assure que vous en serez content; et si vous voulez avoir la bonté de fournir quelques mémoires curieux à la même personne à qui vous avez bien voulu envoyer vôtre paquet, on ne manquera pas d'en faire usage. Celui qui y travaille n'a pour objet que la vérité et son plaisir. Il vous aura double obligation.

J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments que je vous dois

Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur.