à Pondichéry, le 1er février 1776
Monsieur,
Vous serez peut être surpris qu'un homme qui n'a pas l'honneur d'être connu de vous, vous écrive de six mille lieues, pour vous dire que la renommée a porté votre nom dans un pays si éloigné où vous avez des admirateurs, même des disciples en philosophie.
Vous avez éclairé, monsieur, l'humanité en général. Les Brames, les Malabares, les Maures, dont plusieurs sont instruits et savent la langue française, lisent vos ouvrages, avec un plaisir qui les charme. Ils aperçoivent et sentent, ainsi que nous, que vos divins écrits sont des sources inépuisables de vertu civile et morale, non moins que de sagesse. J'ai consulté ces Indiens sur le Shasta, le Veidam, l' Ezourveidam . . . ; ils m'ont dit que ce que vous aviez écrit et sur ces monuments antiques et sur l'Inde, était conforme à la plus exacte vérité, mais que vous aviez été trompé par les personnes qui vous ont donné des notes ou mémoires sur certains faits du Précis du siècle de Louis XV, tome iv.
Vous dites, monsieur, par exemple, à l'article de l'Inde, chapitre XXIX, page 132: 'Les tristes mémoires de notre compagnie des Indes nous apprennent que dans une bataille livrée par un vice-roi, tyran de ce pays, contre un autre tyran, l'un d'eux, nommé Anaverdikam, que nous fîmes assassiner dans le combat par un traître de ses suivans. . . .'
Nous n'avons point fait assassiner Anaverdikam; il fut tué d'un coup de canon à mitraille sur son éléphant, dans la bataille livrée en 1749, à ce nabab, par les troupes françaises et celles de Chandasaheb, au pied de la montagne d'Amur-Paravoye, à trente cinq lieues de Pondichéry. Il est à remarquer que cette armée française est la première armée européenne qui ait osé pénétrer dans les terres des nababs pour leur faire la guerre.
Vous dites, page 134: 'Les Marattes, dans ces vastes pays, sont presque les seuls qui soient libres. Ils habitent des montagnes derrière la côte de Malabar, entre Goa et Bombai, dans l'espace de plus de sept cents milles. Ce sont les Suisses de l'Inde, aussi guerriers. . . .'
C'est une erreur de croire que les Marattes soient les Suisses de l'Inde, et aussi guerriers. Il est facile de prévenir ces Marattes. Ils n'en viennent jamais à une action. Toute leur guerre consiste dans les surprises et dans les embuscades. Ils ne font jamais tête à quiconque les attend de pied ferme: ce sont des brigands, des incendiaires, des barbares, dont le courage n'existe que dans une multitude effrénée et sans discipline. Mille de nos Européens, de nos Suisses bien instruits de leur manière de combattre, seraient capables, avec de bons guides et bien munis, de les chasser, dans une seule campagne, des vastes contrées dont ils sont les maîtres. Nos Suisses, en un mot, sont autant au dessus Marattes, que les Européens le sont aujourd'hui dans l'art de la guerre au dessus du reste de la terre. S'il est ici quelque nation à qui ils peuvent être comparés, ce serait aux Pathanes, peuple du nord de Delhi, les meilleures troupes de l'Asie; encore leur discipline n'est en aucune sorte comparable à celle de la nation helvétique.
Vous dites, chapitre XXXIV, page 176: 'Un des sous-tyrans de ces contrées, nommé Chandasaheb, aventurier arabe, né dans le désert qui est au sud de Jérusalem, transplanté dans l'Inde pour y faire fortune, était devenu gendre d'un nabab d'Arcatte. Cet Arabe assassina son beau-père, son frère et son neveu'.
Chandasaheb n'était pas cet aventurier, c'était un de ses aïeux nommé Chanda; le mot de Saheb qui signifie seigneur, ne fut ajouté à ce nom que lorsque ses descendants devinrent nababs. L'on m'a assuré qu'il y a plus de deux cents ans que cette famille est établie dans l'Inde. Chandasaheb, dont il est ici question, épousa la fille de Daoustalikam, nabab d'Arcatte. Ce ne fut pas ce nabab son beaupère, ni son frère, ni son neveu, qu'il assassina. Son beau-père fut tué dans une bataille contre les Marattes. Son frère, nommé Barasaheb, le fut dans une sortie contre ces mêmes Marattes, en défendant Trichenapalli; et son neveu fut assassiné par Anaverdikam, son tuteur, comme vous le verrez ci-après; mais ce fut Mangamou, reine de Trichenapalli, que Chandasaheb fit massacrer inhumainement, après s'être emparé par supercherie de cette place, malgré les serments qu'il avait fait sur l'Alcoran, de lui laisser la vie sauve avec une partie de ses richesses.
Après la morte de Sabdéralikam, fils de Daoustalikam, et beaufrère de Chandasaheb, assassiné par Morstoutalikam, nabab de Velour, son autre beau-frère, le vieux Nisam-el-Moulouk, nomma Anaverdikam à la régence d'Arcatte, et tuteur du fils de Sabderalikam, héritier naturel de cette nababie. Ce malheureux, ayant appris la mort de Nisam, de qui il n'avait plus rien à craindre, exécuta le dessein horrible qu'il nourrissait depuis longtemps, et fit assassiner son pupille, qui n'avait pas plus de dix à onze ans.
Anaverdikam jouit en paix du fruit de cet assassinat, jusqu'à l'événement préparé par m. Dupleix, événement qui lui arracha son usurpation et la vie, et donna la nababie d'Arcatte à Chandasaheb.
Il ne faut pas s'étonner de toutes ces horreurs. Ces sortes d'assassinats sont, à la honte de l'humanité, assez familiers aux princes asiatiques. L'on voit rarement ces princes mourir de mort naturelle: ils périssent presque tous par des morts violentes; ce barbare usage, suivi parmi eux, est la base de leur monstrueuse politique. Il ne faut pas s'étonner non plus si, après la funeste catastrophe de l'île de Cheringham, où Chandasaheb eut la tête tranchée, il parut deux nababs sur les rangs, Mahomet-Alikam, fils d'Anaverdikam, et Rajasaheb, fils de Chandasaheb. Ces deux concurrents étaient munis chacun d'un diplôme du grand Padisha-Mogol pour la nababie d'Arcatte. (Cet empereur donne ainsi, à prix d'argent, les mêmes diplômes à plusieurs seigneurs de son empire pour les diviser et les occuper chez eux. Sans cette précaution, il courrait risque lui même d'être détrôné par ces princes qui sont tous remuants, inquiets, ambitieux, traitres et fourbes. Conséquemment, c'était au plus fort que la nababie d'Arcatte devait appartenir de droit). Mahomet-Alikam, protégé des Anglais, fut le vainqueur, et est aujourd'hui, sous leurs auspices, souverain tranquille de tout le Carnate.
Vous dites, page 180: 'Le marquis Dupleix voulut faire assiéger la capitale du Maduré, dans le voisinage d'Arcatte'.
Ce n'est pas la capitale du Maduré que fit assiéger m. Dupleix, c'était la ville de Trichenapalli, capitale d'un ancien royaume tributaire d'Arcatte, où Mahomet-Alikam, fils d'Anaverdikam, s'était retiré avec ses trésors.
Vous dites encore plus bas, même page: 'Les dépenses immenses prodiguées par ces conquêtes furent perdues, et son protégé, Chandasaheb, ayant été pris dans cette déroute, eut la tête tranchée'.
Ce n'est pas dans une déroute que Chandasaheb fut pris. Il ne le fut qu'après que les Français eurent levé le siège de Trichenapalli, dans la petite île de Chéringham, peu éloignée de cette capitale, où les Français et Chandasaheb avaient imprudemment pris poste. Les Anglais et les troupes de Mahomet-Alikam nous y investirent et nous bloquèrent. Nous fûmes bientôt forcés de nous rendre à discrétion, faute de munitions et de vivres. Le major Laurens, commandant l'armée anglaise, fit assembler, au mois de mars 1752, un conseil de guerre, où Mahomet-Alikam fut appelé; et Chandasaheb y fut condamné à perdre la tête. Enfin, depuis ce jour, comme vous le dites fort bien, la compagnie française tomba dans la plus triste décadence.
Vous dites, page 181: 'Dupleix fut rappelé en 1753. A celui qui avait joué le rôle d'un grand roi, on donna un successeur qui n'agit qu'en bon marchand'.
L'on fit alors la plus grande de toutes les fautes, de relever m. Dupleix dans le temps où l'on avait le plus besoin de lui. Ce gouverneur faisait faire le siège de Trichenapalli; cette capitale, serrée de près, était à la veille de se rendre, faute de vivres. Si son successeur était arrivé quinze jours plus tard, la place était à nous; c'était la seule qui restât à prendre; la guerre était finie, et nous étions les maîtres absolus de tout le Carnate. Environ deux mille hommes de bonnes troupes, que ce bon marchand amenait avec lui, étaient plus que suffisantes, avec celles que nous avions déjà, pour assurer nos conquêtes. Mais ce marchand, à son arrivée, fit lever le siège de Trichenapalli, et fit avec les Anglais la paix la plus honteuse. Il ne serait pas inutile de dire ici que, dans ce traité, nous fûmes en tout la dupe des Anglais qui nous jouèrent. Les compagnies d'Angleterre et de France étaient convenues, pour le bien commun de leur commerce, de relever les deux gouverneurs, Dupleix et Saunders. Les Anglais relevèrent effectivement Saunders, mais ne le rappelèrent pas. Ils le firent commissaire général, ce qui était plus que gouverneur; et l'on rappela dans les formes m. Dupleix, le seul homme que les Anglais craignaient, le seul qui connût parfaitement le pays, le seul qui pouvait tout réparer, et qui, si on l'avait laissé mourir à Pondichéry et continuer son gouvernement, eût retiré abondamment le fruit de ses travaux, c'est à dire que nous serions aujourd'hui ce que les Anglais sont aux Indes. L'on peut regarder cette époque comme la source de tous nos malheurs dans cette partie du monde. Les Anglais, délivrés de m. Dupleix, s'en réjouirent. Ils préparèrent alors très sérieusement les révolutions arrivées depuis aux Indes, et suivirent en tout le plan que m. Dupleix avait tracé, plan qu'il avait entrevu et parfaitement conçu. M. Dupleix était certainement un grand homme; mais ses persécutions contre m. Mahé de la Bourdonnais, aussi grand homme que lui, seront une tache éternelle à sa mémoire.
Vous dites, page 186: 'Les troupes se révoltent; on les apaise à peine. Le général les mène deux fois au combat, dans une petite île nommée Vandavacki, où il s'est retiré'.
Vandavacki n'est pas une île: c'est un petit fort, assis dans une plaine voisine d'une montagne, à quinze lieues au nord-ouest de Pondichéry; voyez la carte du Carnate.
Vous dites encore plus bas, même page: 'Ce furent les Marattes qui remportèrent cette victoire; et cela même prouve encore combien ces républicains sont redoutables.'
Les Marattes n'ont jamais vaincu les Français, et ce ne furent pas eux qui remportèrent cette victoire, ce furent les Anglais. Nos chariots ou caissons à poudre étaient derrière une digue ou chaussée assez élevée, sur laquelle étaient placées les troupes de la marine. Un boulet anglais vint frapper un de ces caissons, en fit sauter plusieurs, et mit 160 à 200 hommes de cette marine hors de combat. Leur commandant, le chevalier du Poët, y périt. Ce fut ce funeste accident qui bouleversa tout, et fut cause de la perte de la bataille, une des plus meurtrières qui se soient jamais données aux Indes. Les Anglais, quoique victorieux dans cette journée, furent aussi maltraités que nous, et étaient hors d'état de nous inquiéter dans notre retraite. Nous nous retirâmes, dans le plus grand désordre, à un petit fort nommé Chetoupès, distant de six lieues de Vandavacki, dans l'ouest.
Les Anglais n'avaient point de Marattes dans leur armée à Vandavacki; ils ont pour principe de ne pas se servir de cette mauvaise troupe sur laquelle on ne peut compter. Les Marattes qui s'y trouvaient étaient à notre service. Un cordelier portugais, évêque d'Halicarnasse, nommé Naronha, plus guerrier que bon prélat, avait marchandé ce secours cher Morarao, un de leurs chefs. Ces Marattes nous coûtaient beaucoup, et nous furent plus nuisibles qu'utiles. Gagnés par les Anglais, ils furent spectateurs oisifs de la bataille, nous abandonnèrent dans le fort de l'action, et se retirèrent ensuite, chargés de butin, dans leur pays, après avoir, selon leur coutume, incendié et ravagé nos campagnes et celles des Anglais. Il paraît indubitable que si cette cavalerie avait fait tête, les Anglais, malgré notre accident, étaient perdus sans ressource; la ville de Pondichéry était sauvée, et ces insulaires ne seraient peut-être pas aujourd'hui aux Indes à un si haut point d'élévation.
Vous dites, page 187, 'que l'escadre quitta la rade de Pondichéry, après une bataille indécise, pour se radouber dans l'île de Bourbon'.
Ce ne fut pas à l'île de Bourbon, qui n'a point de port, où se retira notre escadre; ce fut à l'île de France.
Vous dites, page 188: 'Déjà les Anglais bloquèrent Pondichéry par terre et par mer. Le général n'avait pas d'autre ressource que de traiter avec les Marattes qui l'avaient battu'.
Les Marattes n'ont jamais battu m. de Lalli; voyez l'article de Vandavicki.
Voilà, monsieur, les fautes que les Indiens et les Européens établis depuis plusieurs années aux Indes, et qui ont été les témoins oculaires des événements de terre et de mer, sous le gouvernement de m. Dupleix et de ses successeurs, m'ont fait remarquer. J'ai cru que le philosophe, le précepteur de l'univers, ne trouverait pas mauvais que je lui en fisse part. Ces fautes, au reste, n'ont été commises que par les personnes qui vous ont fourni les matériaux pour votre Précis; il vous était impossible de voir du pied du mont Jura ce qui se passe aux extrémités de la terre.
Si vous me trouvez bon, monsieur, à quelque chose dans ce pays, vous pouvez disposer de moi. Je vous prie de m'accorder l'honneur de votre estime et de votre amitié; j'en fais beaucoup de cas, et soyez persuadé que personne n'est plus véritablement et plus respectueusement,
monsieur,
votre très humble et très obéissant serviteur,
Bourcet cadet
Pour supplement
Chapitre XXXIV, à l'article Lalli, tom. IV du Siècle de Louis XV.
Vous justifiez, monsieur, en partie, m. le comte de Lalli, qui mériterait peut être de l'être à tous égards. Etant sur les lieux, et touché des malheurs de cet illustre accusé que je n'ai jamais connu, je me suis avisé de faire toutes les recherches possibles pour découvrir quelques particularités importantes et essentielles qui sont le sommaire de toute sa conduite aux Indes.
Ce général, comme vous le faites judicieusement remarquer, n'a point trahi le roi et n'a point vendu Pondichéri, que les Anglais, qui ne sont pas absurdes, étaient moralement assurés de prendre, puisqu'ils étaient les maîtres de la terre et de la mer; et quoi qu'en disent plusieurs, et nommément le jésuite Lavour ou Lavaur, et son mauvais mémoire qui a paru ici et que j'ai lu, m. de Lalli ne pouvait pas non plus être accusé de péculat, ce général n'ayant jamais été chargé ni de l'argent du roi, ni de celui de la compagnie. Voici, dans le vrai, ce que j'en ai appris.
Plusieurs Indiens vénérables de la première classe, et plusieurs Européens éclairés et impartiaux, englobés comme le reste dans la malheureuse catastrophe de Pondichéry, m'ont assuré que ce général n'avait rien à se reprocher. Il y avait déjà deux ans, m'ont ils dit, que l'on était ici aux expédients pour vivre avant même l'arrivée de m. de Lalli.
Après la prise de Saint-David, on assembla un conseil mixte pour y délibérer sur quelle place nous porterions nos armes victorieuses. Les officiers généraux opinèrent tous qu'il fallait les porter sans différer sur Madras. Le conseil de Pondichéry fut d'un avis contraire à une résolution si sage et si naturelle. Il persuada à m. de Lalli qu'il manquait d'argent pour les frais de cette entreprise, et l'engagea à marcher sur le Tanjaor, dont le raja redevait à la compagnie pour solde d'un vieux compte une somme considérable. On lui insinua que la crainte qu'auraient les Tanjaoriens des approches de son armée, ferait un fort bon effet pour en retirer tout l'argent dont nous avions besoin. On lui promit pour cette expédition des munitions de toute espèce, des vivres, etc. Le général crut le conseil, partit, et, après quelques jours de marche forcée, on arriva devant Tanjaor. Le raja ne nous donna que très peu d'argent; il fallait le forcer; il connaissait notre situation; l'on n'avait fait aucun préparatif pour ce siège; les munitions, les vivres promis n'arrivaient point; le général, abandonné et engagé dans un pays qu'il ne conaissait pas, manquant de tout, les troupes périssant de faim et d'inanition, prit le parti de la retraite, et revint à Pondichéri pénétré et indigné d'avoir été dupe.
Il est à remarquer que cette malheureuse expédition, où il entra quelques intrigues de jésuites, dont Lavaur était le chef, qui faisaient dans le Tanjaor une forte mission bursale, fut la cause première de tous nos maux.
Si, au lieu d'aller dans le Tanjaor après la conquête de Saint-David, nous avions marché incontinent à Madras, sa perte était inévitable. La consternation était dans cette place alors ouverte de tous côtés, sans troupes et mal pourvue.
Les colonies, comme l'on sait, ne se soutiennent que par les flottes. Notre général n'en avait point; le seul vaisseau qu'il eût lorsqu'il assiégea Madras, était une misérable frégate de vingt-six à trente canons, commandée par un officier de la compagnie. L'insubordination, une frégate venue d'Europe, une escadre arrivée presque en même temps du Bengale, qui portaient à Madras des secours d'hommes et d'argent, firent lever le siège.
La bataille de Vandavacki ne fut perdue que par un accident que toute la prudence humaine ne saurait prévoir. Cependant le général, resté seul sur le champ de bataille, ne put jamais rallier ses troupes; et notre cavalerie, à la tête de laquelle il voulait marcher à l'ennemi et vaincre, refusa de le suivre.
De retour à Pondichéry, il n'y trouva que fermentations et cabales; et ce qui est pis encore, l'on faisait courir des libelles injurieux et des tableaux affreux où l'on peignait le général attaché à un gibet. Les inscriptions qui étaient au bas de ces tableaux étaient encore plus affreuses. Notez que toutes ces infamies étaient aussi affichées dans tous les lieux publics de la ville.
Lorsque les Anglais assiégèrent Villenour, petit fort à deux lieues de Pondichéry, il ne tenait qu'a nous de les écraser. Le général en avait donné les moyens; il fit marcher nos troupes par des routes différentes, et elles devaient toutes se trouver en même temps devant l'ennemi et le surprendre au milieu d'une nuit obscure. Rien n'était si facile: il ne s'y attendait pas. L'on avait combiné les heures des distances, et une fusée devait être le signal de l'attaque. La fusée fut lancée à l'heure marquée; mais nos troupes, qui n'étaient tout au plus que de trois mille hommes, ne purent faire une petite lieue sur un terrain uni et sec, sans se tromper. Il n'en a pas été de même, monsieur, dans le trajet infiniment plus long et plus pénible que vous peignez avec des couleurs si vives, fait par une armée de plus de quatre-vingt mille hommes, lorsque le grand Maurice voulut donner le change à l'ennemi. Tout le monde sait cette habile et fameuse marche, et l'étonnement même de nos troupes de se trouver toutes rassemblées à la même heure devant Maëstricht par des voies différentes.
Tout ce que l'on a débité au sujet de la messe et des psaumes que notre général récitait dans son lit, absolument nu, etc., sont encore de ces calomnies atroces inventées par la méchanceté et la cabale pour le rendre plus odieux. M. de Lalli n'a jamais montré que de la fermeté, du courage, au milieu de toutes ces fermentations monstrueuses, et une indignation peut-être trop outrée de tant d'affronts faits impunément à sa personne et à sa dignité.
Ajoutez, monsieur à toutes ces misères, qu'il n'avait pas un homme dans l'Inde à qui il pût se confier; tout y était contre lui. S'il demandait des secours pour les besoins actuels, c'est à dire pour la défense de la place, tout lui était refusé. On était plus occupé à lui faire la guerre ou à chercher les moyens de le perdre qu'à éloigner l'ennemi qui était à nos portes. De là tous ces discours, toutes ces lettres terribles, monuments de désespoir, pardonnables à un héros dont l'honneur et la gloire se trouvaient ainsi compromis dans un pays de licence où le nom de la compagnie était, pour son malheur, en plus grande vénération que celui du souverain.
Les grands pouvoirs de m. de Lalli, les titres de lieutenant général, de commissaire du roi, de syndic de la compagnie des Indes, lui avaient attiré plus d'ennemis que les violences et la férocité qu'on lui impute. Les employés, les facteurs de la compagnie, etc., ne voyaient en lui qu'un homme puissant et dangereux, qui pouvait un jour les dévoiler et les perdre. Ils avaient tous à craindre pour leurs fortunes immenses, acquises par des déprédations aussi connues aux Indes qu'en Europe. Ces commis, pour conserver leur richesse, suscitèrent à m. de Lalli, de concert avec les jésuites, de terribles ennemis, et répandirent de grosses sommes pour tout envenimer contre lui; ces gens, en s'attachant à la perte de leur général, oublièrent le danger où était Pondichéri, et les malheurs qu'ils se préparaient à eux mêmes et à cette colonie infortunée.
Vous êtes, monsieur, le plus éclairé des hommes; vous avez de la sensibilité dans l'âme; vous êtes philosophe; c'est à vous à peser et à juger par ce que vous venez de lire, et que j'ai copié mot pour mot, si m. le comte de Lalli méritait une fin si tragique.
B. C.
Je me flatte, monsieur, que vous aurez déjà reçu la première expédition par m. de Bourcet, lieutenant général, mon oncle.