25 [avril 1763]
Mes chers anges, je vous envoie Olimpie que j'ai fait imprimer pour deux raisons assez fortes.
La première, àcause des remarques que je crois très intéressantes et très utiles, si utiles même qu'on ne les aurait jamais imprimées à Paris, où les véritables gens de Lettres sont persécutés, et où l'insolent et ridicule Omer de Fleuri ose proscrire la religion naturelle ainsi que le bon sens.
La seconde raison c'est que ni Le Kain, ni madlle Clairon ne mutileront mon ouvrage. Je vous avoue que dans l'état où sont les choses, j'aime mieux les suffrages de L'Europe que ceux de la ville de Paris. Vous m'avouerez, mes chers anges, que c'est aux seuls gens de Lettres, qu'on doit actuellement la réputation de la France. L'Impératrice de Russie veut faire imprimer chez elle l'Enciclopédie, tandis qu'Omer de Fleuri veut qu'on vôle à Paris les souscripteurs. On représente à Moscou et à Rome ce même Mahomet qu'Omer de Fleuri voulait anéantir à Paris, etc. etc. etc.
J'avoue qu'on a protégé dans vôtre ville une comédie, dont tout le mérite consistait à dire que Diderot et d'Alembert étaient des fripons. J'avoue qu'on élêve un mausolée à un assez mauvais poëte boursouflé, qui n'a prèsque jamais parlé français; mais ces petites faveurs si bien appliquées, ne me font pas changer de sentiment.
Je vous demande en grâce, mes chers anges, de ne pas souffrir qu'on me joue le tour de représenter Adélaïde Du Guesclin. Si le public se déclara contre cette pièce à sa naissance, il ne la souffrirait pas à sa résurection. Il est si ridicule et si indécent de supposer à un prince du sang connu, un crime abominable qu'il n'a point commis, que moi même, si j'étais à Paris, je siflerais l'ouvrage avec indignation.
Je crois que madlle Clairon est la plus grande actrice que vous aiez eue, mais permettez moi de ne m'en raporter en aucune manière à aucun de ses jugements.
Permettez moi aussi de vous dire que vous me faittes une vraie peine de céder à ceux qui ont assez peu de goût pour vouloir retrancher ces vers que dit Antigone au 1er acte:
Chaque mot que dit Antigone est la peinture d'un spectacle qui lui sera funeste, et lui même en prononçant ces paroles ajoute beaucoup à la solemnité du spectacle. Rien n'est si pauvre, si mesquin, si opposé à la vérité de la véritable Tragédie, que de vouloir tout étriquer, tout tronquer, d'ôter aux mouvements et aux sentiments, l'étendue qui leur est nécessaire. Si on resserrait, par éxemple, la catastrophe de la fin, il n'y aurait plus rien de patêtique; j'aimerais autant entendre des chanoines dépècher leurs complies pour gagner plus vite leur argent.
En un mot, mes chers anges, je n'ai nullement envie que l'on joue à présent Olimpie, et puis qu'on n'a pas voulu reprendre le droit du seigneur, et qu'on a violé toutes les règles, pour me faire cet outrage, je ne me soucie point du tout de me risquer au hazard de la représentation, au caprice du parterre, et aux fureurs de la cabale. J'avais peut être quelque talent, et je me faisais un plaisir de le consacrer aux amusements de mes anges, mais eux mêmes ne me conseilleraient pas dans les circonstances présentes, d'éssuier de nouvelles humiliations.
Je suis bien étonné qu'on me reproche d'avoir dit dans l'histoire de Pierre le grand, ce que j'avais déjà dit dans celle de Louïs 14. Vous me direz que j'ai eu tort dans l'une et dans l'autre. Malheureusement ce tort est irréparable, tous les éxemplaires étant partis de Genêve il y a plus de trois mois, à ce que disent les Cramer, et ces torts consistent à avoir dit des vérités dont tout le monde convient, et qui ne nuisent à personne. Aureste, si vous avez trouvé quelque petite odeur de philosophie morale; et d'amour de la vérité dans l'histoire de Pierre le grand, je me tiens très récompensé de mon travail, car c'est à des lecteurs tels que vous que je cherche à plaire.
Vous aurez incessamment la Lettre de Jean Jaques à Cristophe. Il n'a point fait de cartons, comme on le croiait, il persiste toujours à dire qu'il fallait lui élever des statues au lieu de le brûler; il assure que si on trouve quelques traits voluptueux dans son Héloïse, il y en a d'avantage dans L'Aloïsia que tous les prêtres ont à Paris dans leurs bibliotèques. Il proteste à Christophe qu'il est chrétien, et en même temps il couvre la religion chrétienne d'opprobres et de ridicules; il y a une douzaine de pages sublimes contre cette sainte religion. Peut être ce qu'il dit est-il trop fort, car, après tout, le christianisme n'a fait périr qu'environ cinquante milions de personnes, de tout âge et de tout sèxe, depuis environ quatorze cent ans pour des querelles Théologiques. J'oubliais de vous dire que Jean Jaques, dans son épitre, prouve à Omer qu'il est un sot, en quoi je suis entièrement de son avis.
Mes divins anges, la plus grande consolation de ma vie est vôtre amitié; il est vrai que je ne vous verrai plus, mais je songerai toujours que vous daignez m'aimer. Made Denis est infiniment sensible à toutes vos bontés; Tronchin prétend qu'elle sera guérie après qu'elle aura pris quatre ou cinq mille pilules; j'aimerais mieux faire un voiage aux eaux, pourvu que vous y fussiez.
Mes divins anges, il faut encor que je vous dise que j'exige absolument des Crammer d'ôter mon misérable nom des frontiscipes de leur receuil. Vous savez que rien n'est plus aisé que de brûler un livre. Un Chaumex, un Gauchat n'ont qu'à receuillir, falsifier, empoisoner quelques phrases, et donner un extrait calomnieux à un Omer, Omer fera son réquisitoire et des hommes extrêmement ignorants condamneront au brazier un livre qu'ils n'auront pas lu. A la bonne heure, les Cramers n'en seront pas fâchez, mais moy si mon nom est à la tête d'une histoire sage et instructive, je suis décrété en personne; et mes biens confisquez si je ne comparais pas devant messieurs. Or c'est ce qui est absolument inutile; je veux bien qu'on décrète un quidam qui pouvait prouver que le parlement n'a aucun droit de faire des remontrances que par la pure concession des rois, et qui ne l'a pas dit, qui pouvait prouver que les enregistrements ne viennent que des regesta des compilations qu'on s'avisa de faire sous Philippe le bel, des olim, de l'habitude enfin qu'on prit de tenir registre (habitude qui succéda au trésor des chartes), qui pouvait éclaircir cette matière, et qui ne l'a pas fait. On peut brûler une histoire dans la quelle la conduitte du parlement est toujours ménagée, on peut brûler ce livre par arrest du parlement, cela est dans L'ordre, mais je ne veux pas être brûlé en effigie. N'êtes vous pas de mon avis?
Mes anges un petit mot d'Olimpie, et je finis.
Un homme qui a été à moy, qui a été volé à Francfort avec moy, l'a imprimée à ses dépends. C'est un plaisir que je luy devais. Sera t'il juste d'empêcher son édition d'entrer en France, et de le priver du fruit de ses avances? Je m'en raporte à vos cœurs angéliques.
Vous m'avez j'en suis sûr trouvé sombre, chagrin dans mon épitre. Je ne sçais pourquoy je suis triste, car votre humeur est toujours égale, et je voudrais vous imiter. Je crois que c'est par ce que le vent du nord soufle. Mais je suis à vous à tout vent, ô anges. Respect et tendresse.
V.