1763-01-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Oui, mon cher contemporain, mon cher confrère en Apollon, je compte sur vôtre amitié; elle vous fascine les yeux en ma faveur et je lui en sçais le meilleur gré du monde; plus vos lettres sont aimables, plus nous devons nous plaindre de leur râreté made Denis et moi.
Vous êtes à Paris à la source de tout, et nous ne sommes dans les Alpes qu'à la source des neiges.

Vous me feriez grand plaisir de me mander si l'on a donné quelque pièce de Goldoni, et comment elle aura réussi. Je suis persuadé que l'Evêque de Montrouge fera un discours fort salé, et tout plein d'épigrames à l'académie: pour Mr le Duc de St Agnan, je n'ai pas l'honneur de connaître son stile.

Vous voiez donc quelque fois frère Thiriot? Il me parait qu'il fait plus d'usage d'une table à manger que d'une table à écrire. S'il fait jamais un ouvrage, ce sera en faveur de la paresse. Pour moi, quand je n'écris point, ce n'est pas à la paresse qu'il faut s'en prendre, c'est aux fardeaux dont je suis surchargé. Nous avons bientôt sept volumes de Corneille imprimés, et il y en aura peut être quatorze. Il faut avec celà achever l'Edition d'une histoire générale, continuée jusqu'à ce temps cy. Il faut achever celle du Czar, mettre la dernière main à cette Olimpie, répondre à cent Lettres, dont aucune ne vaut les vôtres; en voilà bien assez pour un vieux malade.

Vous aviez bien dit que la pluspart de nos grands seigneurs ne donneraient que leur nom pour la souscription de Corneille. Les Anglais n'en ont pas usé ainsi, et vous sçaurez encor que ce sont les Anglais qui ont le plus puissamment secouru la veuve Calas; le Roy a rendu à cette infortunée, ses deux filles, qu'on avait enfermées dans un couvent; elles iront bientôt toutes trois montrer leur habit de deuil et leurs larmes à messieurs du conseil d'Etat, que Mr De Beaumont a si bien prévenus en faveur de l'innocence; je soupire après le jugement, comme si j'étais parent du mort.

Je ne crois pas que je prenne fait et cause avec tant de chaleur pour le fou de Verberies qu'on a pendu. On prétend que c'est un Jesuite. Et que dites vous, je vous prie, du fou à mortier, digne frère de D'Argens? ne vaut-il pas mieux travailler pour l'opéra comique, comme mon confrère l'abbé de Voisenon?

Mon cher ami, écrivez moi tout ce que vous sçavez, et tout ce que vous pensez; vous nous direz que ce monde est fort ridicule, mais un peu de détails, je vous prie, pour éguaier nos neiges!

Je vais vous dire une nouvelle moi, c'est que nous avons été sur le point de marier madlle Corneille. Si vous avez quelque parent de Racine, envoyez le nous, celà produira peut être quelque bonne pièce de Théâtre, dont on dit que vous avez grand besoin dans vôtre capitale.

Adieu, mon cher ami, je suis réduit à dicter, comme vous voiez, car quoique je sois aussi jeune que vous, je n'ai pas vôtre vigueur. Je vous embrasse de tout mon cœur.

V.