1763-01-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Bernard Louis Chauvelin.

Ma main n'a point suivi mon cœur.
Tout ce que je souhaitte, c'est que votre Excellence daigne être fâchée de ma paresse. J'ay été malade, j'ay travaillé, j'ay voulu vous écrire de jour en jour et je ne l'ay point fait. Je suis très coupable envers moy car je me suis privé d'un très grand plaisir. Si vous étiez à Paris j'aurais bien plus d'amitié pour Olimpie et pour le droit du seigneur. Les entrailles paternelles s'émouveraient bien davantage pour mes enfans quand vous en seriez le parain. Tout ce que je crains c'est d'acquérir de l'indiférence avec l'âge — l'indiférence glace les talents. Qui voit les choses de sang froid, n'est bon que pour votre illustre métier.

Le ministère, à ce qu'on dit,
Veut une âme tranquille et sage,
Tandis que mon métier maudit
En veut une ardente et volage.
Vous n'employez que des raisons,
Quand il faut vous ouvrir, ou feindre,
Je ne peins que des passions:
Il faut les sentir pour les peindre.

Et des passions! il y a longtemps que je n'en ay plus. Vous monsieur qui en avez une si belle, et que la plus charmante ambassadrice du monde doit inspirer, c'est à vous de faire des vers.

Malgré mon âge décrépit
J'en ferais bien aussi pour elle
Si vous me donniez votre esprit
Et votre grâce naturelle.

J'aurai quelque chose à vous envoier le mois prochain, mais comment m'y prendrai-je? Ce mois cy vous n'aurez rien. Je n'ay que des neiges; j'en suis entouré, et elles passent dans ma tête. Peutêtre en avez vous autant à Turin; et je ne sçais si vous direz de la neige du Piedmont ce que le cardinal de Polignac disait de la pluye de Marly. Monsieur et madame Dargental ont cru que je plaisantais en vous suppliant de leur envoyer le droit du seigneur. Ils l'avaient en effet mais ils n'avaient pas une si bonne copie que la vôtre. Mes anges d'ailleurs me rendent la vie bien dure, ils me donnent des commissions comme on en donnait au diable de Papefiguiere; et des corrections pour cette pièce cy, et des changements pour cette pièce là, et des additions, et des retranchements. Mes anges je ne suis pas de fer, ayez pitié de moy.

Je demande à votre excellence votre protection envers mes anges.

Je vous souhaitte force années heureuses et je vous présente mon très tendre respect.

V.