à Ferney 2 janvier 1763
Madame L'ange, le bon homme V. répond à la belle lettre, bien éloquente, bien pensée, bien agréable, que vous avez adressée à ma nièce, en attendant qu'elle vous remercie elle même.
1º Il est vray que j'ay toujours pensé que mes deux anges favorisaient beaucoup mon demi-philosophe. Comment ne l'aurais-je pas cru? puisque mes deux anges me l'ont proposé. Ils savent àprésent de quoy il est question mais notre demi philosophe n'en sait rien, et n'en saura rien, si la chose ne se fait pas. Ce qui nous peut intriguer un peu c'est que votre capitaine a fait confidence de son dessein coquet à Mr Micaut, aide major de l'armée d'Etrée, son compatriote, neveu de Montmartel, qui est actuellement à Geneve au nombre des patients de Tronchin. Mr Micaut en a parlé en secret à une dame qui se porte bien, la quelle l'a redit en secret à une autre dame discrette, desorte que notre secret est public, et que si le mariage manque la longue cohabitation dans le même châtau poura faire grand tort à notre enfant qui est bien loin de mériter ce tort, et qui est digne assurément de l'estime et de l'amitié de tous ceux qui la connaissent. Elle raisone sur tout cela fort sensément. Elle se conduit avec sagesse. Je n'ay point conu de plus aimable naturel, et de plus digne de votre protection. Le futur, comme j'ay déjà dit, n'a rien. Je me trompe, il a des dettes; et ces dettes étaient inévitables à L'armée. Je le crois honnête homme, j'espère qu'il se conduira très bien, mais encore une fois, il n'a que des dettes, une compagnie qui probablement sera réformée, un père et une mère qui ont l'air de ne laisser de long temps leur mort à pleurer à leur philosophe, qui se sont donnez mutuellement leur bien par contract de mariage, et qui ont une fille qu'ils aiment. Voylà belle Emilie à quel point nous en sommes.
2º Vous pensez bien que je souhaitte que l'édition de Pierre vaille beaucoup à Marie. Mais si nous avons compté sur tous les beaux seigneurs français qui ont donné leurs noms, nous sommes un peu loin de compte. La plus part n'ont rien payé. Quelques uns ont payé pour un exemplaire, après avoir souscript pour cinq ou six. Mr le contrôleur général a fait pis; il a écrit qu'il fallait que les frères Crammer luy envoiassent deux cent exemplaires pour les quels le roy a souscrit, qu'il les paierait en papiers royaux à quarante francs l'exemplaire tandis qu'on les paye argent comptant 48. Si ce ministre fait toujours d'aussi bonnes affaires pour le roy, sa majesté sera très à son aise.
Philibert Crammer, très beau garçon, quoy qu'un peu dossu, devait solliciter les payments à Paris, mais c'est un seigneur aussi paresseux qu'aimable et plus attaché à l'hôtel de la Rochefoucaut qu'aux vers de Corneille. Il a de l'esprit, du goust, il n'aime ny Héraclius ny Rodogune, et a renoncé à la dignité de libraire. Leurs sacrées majestez l'empereur et l'impératrice ont souscrit pour deux cent exemplaires, et la caisse impériale n'a pas donné un denier. J'ay pressé les Crammers d'agir, mais il n'y a eu de souscriptions que celles que j'ay procurées. Cependant je sue sang et eau depuis un an, je sacrifie tout mon temps. Il me faut commenter trente trois pièces, traduire de l'espagnol et de l'anglais, rechercher des anecdotes, revoir et corriger touttes les feuilles, finir l'histoire générale et celle du czar Pierre, travailler pour les Calas, faire des tragédies, en retoucher, planter et bâtir, recevoir cent étrangers, le tout avec une santé déplorable. Vous m'avouerez que je n'ay guères le temps d'écrire à des souscripteurs, que c'est aux Crammer à s'en charger. Je leur ay donné des modêles d'avertissement. Ils ne s'en sont pas encor servis. Il faut prendre patience.
3º J'ay toujours bien entendu qu'on ferait sur le produit une pension aux père et à la mère, et cette pension sera plus ou moins forte selon la recette. Si melle Corneille a quarante mille francs de cette affaire, il faudra remercier sa destinée, si la somme est plus forte, il faudra bénir dieu encor davantage. Nous avons déjà donné soixante louis au père et à la mère. Les frais sont grands, la recette médiocre. Les Crammer nous donneront un compte en règle.
4º Maintenant mes anges il faut vous dire un petit mot d'Olimpie. Il y a près de deux mois que je l'ay mise sous la clef après avoir eu le bonheur de me rencontrer avec une de vos idées. C'est au quatrième acte, c'est le bon Hierofante qui apprend à Olimpie que sa mère s'est donnée la mort.
OLIMPIE
Pontife où courez vous? Protégez ma faiblesse.Vous tremblez, vous pleurez! quelle douleur vous presse?L'HIEROFANTE
Je pleure votre état.OLIMPIE
Ah soyez en l'apuy.L'HIEROFANTE
Résignez vous au ciel, vous n'avez plus que luy.OLIMPIE
Comment? que dites vous?L'HIEROFANTE
O fille auguste et chèreLa veuve d'Alexandre . . .OLIMPIE
Ah justes dieux — ma mère!Eh bien?L'HIEROFANTE
Tout est perdu, les deux rois furieuxBravant également et nos loix et nos dieux,Franchissant les parvis de l'enceinte sacréeEncourageaient leur trouppe au meurtre préparée;Déjà coulait le sang, déjà le fer en mainCassandre jusqu'à vous se frayait un chemin.J'ay marché contre lui n'ayant pour ma défenseQue les loix qu'il viole, et les dieux qu'il offense.Votre mère éperdue et s'offrant à ses coupsL'a cru maître à la fois de ce temple et de vousLasse de tant d'horreurs, lasse de tant de crimes,Elle a saisi le fer qui frappe les victimes,L'a plongé dans ces flancs où le ciel irrité,Vous fit puiser la vie et la calamité.OLIMPIE
Je me meurs. — O ma mère! — est elle encor vivante?L'HIEROFANTE
Cassandre est à ses pieds, et de sa main sanglanteLuy prodigue en pleurant ses funestes secours.Il demande la mort, et veille sur ses jours.Elle abhorre, elle craint Cassandre et la lumièreEt levant vers les cieux sa débile paupière,Allez, m'a t'elle dit, ministre infortunéDe cet azile saint par le sang profané,Consolez Olimpie, elle m'aime, et j'ordonneQue pour vanger sa mère elle épouse Antigone.OLIMPIE
Allons mourir près d'elle en présence des dieux,Venez, guidez mes pas - venez fermer nos yeuxL'HIEROFANTE
Armez vous de courage.OLIMPIE
O sang qui m'as fait naître!en pleurant J'en ay besoin seigneur — et j'en aurai peutêtre.
Voylà à peu près mes divins anges comme cette scène est tournée. J'ay rompu mon serment pour vous, j'ay revu Olimpie, j'ay pris cette scène pour vous donner un intermède dans la grande affaire que nous traitons.
Pour l'autre idée elle m'a toujours paru impraticable. Si Cassandre a frappé Statira sans la connaître, s'il a toujours fait des crimes sans le savoir, la relligieuse Statira doit luy pardoner. On ne s'intéresse plus à Statira, elle n'est plus qu'un trouble fête, la pièce est tuée. Croyez moy, cela est palpable. N'en parlons plus; et renfermons vite Olimpie.
5º J'ay déjà dit ma pensée sur Zulime et sur le duc de Foix et sur le droit du seigneur et sur Mariane. Je crois fermement qu'il ne faut imprimer Zulime qu'en cas qu'on la rejoue, et qu'il ne faut l'imprimer qu'avec une autre pièce. Je crois que Mariamne et le droit du seigneur peuvent valoir quelque argent au tripot malgré l'opéra comique qui est devenu le téâtre de la nation. Voilà mon crédo.
6º Je crois encor que le mariage ne peut se faire à moins de la grâce que j'ai imaginée par ce que le père ne donnera pas un denier et que tout au plus il assurera, parce que le fils n'a rien, par ce que je donne peu, parce que le Corneille ne sera imprimé qu'à la fin de l'année 1763.
Je compte dans ce moment l'affaire faitte ou manquée. Je compte que vous daignez m'en instruire. Quelque chose qui arrive je baise bien humblement le bout des ailes de mes anges. Je leur suis créature attachée jusqu'au dernier moment de ma drôle de vie.
Mes chers anges seriez vous assez bons pour m'envoyer ce mémoire d'un président au mortier, incendié par vos présidents au mortier, cela doit être divertissant.
Respect et tendresse.
V.