à Ferney 23 Xbre [1762]
Je ne peux rien ajouter mes favorables anges à tout ce que je vous ai dit sur le futur, sinon que je suis content de luy de plus en plus.
Les bons caractères sont, dit on, comme les bons ouvrages, on en est moins frappé d'abord qu'on ne les goûte à la longue; mais comme il n'a rien, et que de longtemps il n'aura rien, il est difficile de le marier sans la protection de Monsieur le duc de Pralin; et c'est sur quoy nous attendons vos ordres.
En attendant il faut que je vous parle de mademoiselle d'Epinay ou de l'Epinai; ce n'est pas pour la marier. Monsieur le maréchal de Richelieu parait avoir usé de ses droits de premier gentilhome de la chambre avec cette infante. Il veut la payer en partie par les rôles qu'avait melle Gossin dans les pièces de votre serviteur. Il me demande une déclaration en faveur de la demoiselle et même au détriment de l'infant Hus. Dites moy mes souverains ce que je dois faire. Jamais je n'ay été moins au fait du tripot, et moins en état d'y travailler. Il faut finir mes tâches prosaiques et attendre l'inspiration. Je crois que s'il arrivait malheur aux pièces nouvelles les comédiens pouraient trouver quelque ressource dans le droit du seigneur et dans Mariamne telle qu'elle est: car je vous avoue que je trouve très bon que la Salome dise à Mariamne qu'elle ne la regarde plus que comme une rivale. C'est précisément cette rivalité dont il s'agit, c'est de quoy Salome est piquée, et une femme à qui on joue ce tour, dit volontiers à son adverse partie, ce qu'elle a sur le cœur.
A l'égard de Zulime, pourquoy l'imprimer, si elle ne peut rester au téâtre? et il me semble qu'elle ne peut y rester si on ne laisse la fin telle que je l'envoyai, et telle que nous l'avons jouée sur le téâtre de Ferney? Vous m'avouerez qu'il est dur pour un pauvre auteur qu'on change malgré luy ce qu'il croit avoir bien fait. Il peut se tromper, cela n'arrive que trop souvent, mais vous savez qu'il n'en est pas moins sensible; et surtout quand il a vu l'effet heureux des choses qu'on veut rayer dans son ouvrage, et qu'on y substitue des corrections dont il est mécontent, il a quelque droit d'être affligé.
Quant au duc de Foix rechangé en un autre personage, n'esce pas un peu trop d'inconstance? Soufrira t'on plus aujourduy une méchante action dans un prince du sang qu'on ne la suporta autrefois? n'y a t'il pas des choses qu'il faut placer dans des temps éloignez, et qui révoltent quand elles sont présentées dans des temps plus récents? ne vaut il pas mieux mettre une proposition sanguinaire et barbare dans la bouche des Maures que dans celle des Anglais? Ce sont les Maures qui demandent le sang du héros de la pièce, ce sont eux qui exigent qu'un prince français leur sacrifie son frère. En vérité je ne vois pas comment on pourrait supposer que des Anglais (qui se piquent aujourdui d'être une nation généreuse) pussent faire une telle proposition à un prince de la race qui est àprésent sur le trône. Assurément le moment n'est pas propre, ce n'est pas le temps d'insulter les Anglais. Je crois que nos princes du sang et le duc de Bethford seraient également indignez, et que le public le serait comme eux.
Si cette idée insoutenable est tombée dans la tête de la Kain, vous luy ferez comprendre sans doute à quel excez il se trompe. Cela luy arrive bien souvent. Je confierai volontiers des rôles aux le Kain et aux Clairons mais je ne les consulterai jamais.
Croyez moy encor une fois, qu'ils jouent le droit du seigneur et Mariane, s'ils n'ont rien de nouvau ce carême. Je tâche d'oublier Olimpie afin d'en mieux juger et de vous l'envoier plus digne de vous. J'ay presque achevé l'histoire générale que j'ay conduitte jusqu'à la paix pour ce qui regarde les événements politiques; et jusqu'à l'arrest singulier du parlement contre l'enciclopédie, pour ce qui concerne l'histoire de l'esprit humain. On finit d'imprimer Pierre le grand. Je serai bientôt libre et je me rendray au tripot, car entre nous je l'aime autant que vous l'aimez.
Puissai-je en attendant faire un épitalame! Mais cela dépend de M. le duc de Prâlin. Voicy bientôt ce qu'on appelle le jour de l'an. Je souhaite à mes anges touttes les félicités terrestres, car pour les célestes n'y comptons pas.
V.