1762-12-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Count Ivan Ivanovich Shuvalov.

Enfin donc, Monsieur, j'aurai donc la consolation de ne point mourir sans avoir eu l'honneur de vous voir.
J'étais fort malade quand j'ai reçu par Mr le prince de Galitzin, les douces espérances que vous m'avez données. Je vous ai déjà dit, je crois, ou dumoins, j'ai dû vous dire, que vous êtes pour les arts de l'esprit et de l'agrément, ce que Pierre le grand a été pour la police de son Empire. La différence sera que vous voiagerez chez les nations étrangères, avec plus de connaissances et de goût, que vous n'en trouverez peut être dans la plupart des païs que vous verrez. Je me flatte, Monsieur, que vous aurez la bonté de m'informer du temps de vôtre départ. Vous passerez sans doute par l'Allemagne et par Genêve pour aller en France. Vous verrez tantôt des cours brillantes, et tantôt des hermitages rustiques. Je suis dans le dernier cas. Vous ne verrez en moi qu'un philosophe champêtre, vous passerez de la magnificence à la simplicité, mais songez que c'est dans cette simplicité champêtre que se trouve la vérité, et l'éfusion du cœur; la vanité vous donnera ailleurs des fêtes, mais la cordialité vous fera les honneurs de Ferney et des Délices. Si vous venez en hiver, vous trouverez autant de neige que chez vous; si vous venez au printemps vous trouverez des fleurs.

Comme je suis précisément entre la France et l'Allemagne je me flatte d'avoir l'honneur de vous voir à votre passage et à vôtre retour. Ce seront deux époques bien agréables dans ma vie. Cette espérance adoucit tous les maux auxquels la nature me livre; je les souffre patiemment, et je vous désire ardemment. Vôtre Excellence doit être bien persuadée des tendres et respectueux sentiments de vôtre très humble et très obéïssant serviteur

Voltaire