Moscou Ce 19e/30e9b 1762
Monsieur,
J'ai reçu hier La Lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire; & je me hâte d'y répondre, quoique je ne sache point encore le jour que partira le courier de Mr le Baron de Breteuil.
Me seroit-il permis de vous gronder? J'en ai bien envie, mais je n'ose prendre cette Liberté; Je vous ai écrit une longue Lettre; Quoique je vous aie dit, vous avez compris parfaitement, que j'aurois le secret de la faire voir; Elle avoit êté vue en effet; & on attendoit avec impatience une Réponse, cette Réponse arrive, Mais si sèche, si nue, si décharnée, que je n'ai pas voulu la faire voir: Il y a près de six mois, que je n'écris pas une Lettre à Geneve, sans persécuter pour qu'on vous prie de me confier, vos deux nouvelles Pièces, & les autres nouveautés qui peuvent être sorties de votre Plume depuis mon départ, on me les a promis bien des fois, mais Je comprens par votre Lettre, que rien n'est encore parti. Je ne sçais de quels termes me servir pour vous conjurer d'avoir cette bonté pour moi; Vous dire que ma fortune dépend de votre complaisance à cet égard, est certainement avancer beaucoup. C n'est cependant point trop dire; On a la bonté d'imaginer ici, que je suis homme de Lettres, & ce que vous avez eu la bonté d'écrire sur mon compte à Mr de Schwalow, & dont il a enfin parlé depuis quinze jours, a contribué à persuader, que vous aviez quelqu'estime pour ma Personne & pour mes talens; on en conclust que vous ne devez pas me Refuser copie de vos Productions; & sa Majesté; qui les sçait presque toutes par coeur, ne cesse de me demander, que je lui fasse avoir vos nouvelles Pièces & tout ce que vous avez fait, faites, & ferés, qui n'est pas imprimé dans l'édition de vos Oeuvres: Vous devés être certain, que Personne, que sa Majesté, ne verra ce que vous voudrés qui reste secret, Elle m'a permis de vous en donner sa Parole; seulement, elle m'a chargé de savoir, si vous permettiés qu'on jouât à la cour vos nouvelles Pièces, quand nous les aurons; quand je dis jouer à la cour, ce n'est pas par les comédiens, que nous n'aurons que cet Eté, mais par les Dames & les seigneurs de la cour; En attendant, nous apprenons pour cet Hiver, Zaire, Alzire, & Gengis Kan: Quand je suis parti, Mss Cramer, imprimoient la Pucelle; Il me semble que l'ouvrage doit être achevé, aussi bien que le commentaire sur Corneille; Oserois-je vous prier de les engager à m'envoier trois Exemplaires complets de vos Oeuvres, bien reliés? & de me les faire parvenir le plustôt possible, En les adressant simplement à Petersbourg, à mon adresse ordinaire: Quant à ce que vous voudrés bien m'envoier de Manuscrit, Il me semble, que rien ne vous seroit plus aisé, que de faire mettre à Paris le Paquet que vous m'enverriés, dans ceux, que le Bureau des Affaires Etrangères, envoïe à Mr de Breteuil: Si vous trouvés quelqu'inconvénient par cette voïe, Vous pouvés remettre le Paquet à ma soeur, qui a un moien de me le faire parvenir.
On a été bien fâché ici du Refus qu'a fait Mr d'Alembert; & je ne sçais point encore, par qui on pense de le faire remplacer: s'il avoit Connu sa Majesté, ou s'il eust pu se faire une idée, des agréments dont jouissent ceux qui l'approchent, Je doute qu'il n'eust pas accepté: Je ne m'étendrai point là dessus, car, je suis bien sûr, qu'en restant même au dessous de la Vérité, Je passerois encore pour Enthousiaste; ce qu'il y a de bien certain, c'est que si je n'avois pas une famille & des amis, qu'il est impossible que j'oublie, Je ne penserois jamais à quitter la Russie; J'imagine, que Vous ne serés pas fâché, d'avoir quelquechose de bien authentique sur la Chine; Je me suis procuré ici plusieurs Manuscrits qu'on dit très curieux, & venir de très bonne main; mais ils sont en Russe; & ni vous ni moi l'entendons; Je tâcherai donc de m'en procurer une bonne traduction; & je vous les enverrai; J'ai pu aller faire un Voiage à Pekin; & l'amour de l'argent m'a tenté un moment; mais les bontés de Mr le Comte d'Orloff, ont eu encore plus d'attraits, & je demeurerai ici, oû je vous prie de m'écrire, si vous avés quelque fois, quelques moments de loisir; Je prens la liberté de présenter mes Respects à Madame Denis & à Mademoiselle Corneille; & vous prie d'être persuadé des sentimens avec les quels j'ai l'honneur d'être
Monsieur
Votre très humble & très obéissant serviteur
F. Pictet