à Bruxelles ce 21 juin 1741
Je vous avoue que je suis étonné et embarassé de l'affaire de votre pension.
Je ne peux douter que vous ne la touchiez tôt ou tard. Si vous n'entendez parler d'icy à un mois que des affaires de Hongrie et point des vôtres, et si vous jugez à propos de m'employer, je prendray la liberté de faire souvenir sa majesté prussienne de ses promesses. Si même vous croyez que je doive écrire àprésent je ne balanceray pas. Mon crédit à la vérité est aussi médiocre que les bontez continuelles dont le roy m'honore sont flatteuses; il pouroit très bien soufrir mes vers et ma prose et faire très peu de cas de mes recommandations. Mais enfin j'ay quelque droit de luy écrire d'une chose dont j'ay osé luy parler, et sur la quelle j'ay sa parole. La dernière lettre que j'aye reçue est du 3 juin. Je pourois dans ma réponse glisser une commémoration très convenable de vos services et de vos besoins.
Vous me ferez plaisir de m'aprendre à quel point Mr de Maupertuis est satisfait, et ce que sa m. p. a ajouté à la manière distinguée dont elle l'a toujours traitté. Vous pouvez me parler avec une liberté entière, et compter sur ma discrétion comme sur mon zèle.
Les vers qui regardent le roy de Prusse, et qui sont en manuscript à quelques exemplaires de la Henriade ne sont plus convenables, ils n'étoient faits que pour un prince philosophe et pacifique et non pour un roy philosophe et conquérant. Il ne me siéroit plus de blâmer la guerre en m'adressant à un jeune monarque qui la fait avec tant de gloire.
Vous savez d'ailleurs qu'il avoit fait commencer une édition gravée de la Henriade. Je ne sçai si les affaires importantes qui L'occupent luy permettront de continuer à me faire cet honneur, mais soit qu'on la réimprime à Berlin soit qu'on la grave en Angleterre, je ne pouray me dispenser de changer cette dédicace d'une manière convenable au sujet et au temps.
A l'égard de ces corrections et de ces additions en prose et en vers que je vous ay envoyées, vous sentez bien qu'il ne faut jamais que cela passe en des mains profanes. Ce qui est bon pour deux ou trois personnes sensées ne l'est point pour le grand nombre. Je vous prie donc de ne vous en point déssaisir. Ce n'est pas que je pense qu'il y ait rien de dangereux dans ces petites additions, mais quelque circomspection que j'aporte dans ce que j'écris, on en peut toujours abuser. Je passerois pour coupable des mauvaises interprétations que la malignité fait trop aisément. Enfin je ne dois donner aucune prise; je me crois d'autant plus obligé à une extrême retenue, que les obligations que j'ay à Monsieur le cardinal m'imposent un nouvau devoir de les justifier par la conduitte la plus mesurée. Je dois particulièrement ses bontez à madame du Chastelet, dont il a senti tout le mérite dans les entretiens qu'il eut avec elle à Fontainebleau et pour la quelle il a conservé la plus grande estime, et les attentions les plus flatteuses. Tout cela redouble en moy l'envie de luy plaire et je vous avoue que quand on voit dans les pays étrangers comment on pense de luy, et avec quel respect on le regarde, cette envie là ne diminue pas.
Mr Dargenson m'a prévenu. Je voulois faire relier proprement ce recueil pour vous prier de luy en faire présent de ma part. Il s'est saisi d'un bien qui étoit à luy, et que j'aurois voulu luy ofrir. Je vous prie de l'assurer de mes plus tendres respects. Je vous embrasse et vous souhaitte tranquilité, santé, et fortune.