1762-09-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charlotte Sophia van Aldenburg, countess of Bentinck.

Je ne suis point paresseux, Madame, mais je perds les yeux, les oreilles, l'estomach, le sommeil, les jambes, toutes les pièces nécessaires à mon vieux bâtiment s'en vont l'une après l'autre.

Je vous crois dans un vilain climat, et dans un vilain château, mais conservez y vôtre santé. Je vous aimerais mieux, sans doute, dans mon voisinage qu'au fond de L'Ost-frise, dans le Château de Mr de Tunder ten Thronck.

Vous m'avez envoyé une relation un peu romanesque de Petersbourg; l'auteur ressemble un peu à Don Quichotte qui voyait des chevaliers où il n'y avait que des moulins à vent. Il parle d'un combat livré par la Sémiramis du nord, livré à son cher mari; et ce combat ne s'est donné que dans l'imagination du nouvelliste. Nous sommes un peu mieux informés dans nôtre petit coin du monde, où je voudrais vous tenir.

La paix va régner dans L'Europe. Si vous pouvez la faire avec ceux qui vous retiennent vos terres, ce sera un beau chef d'œuvre. Puissiez vous perdre moitié comme nous perdons, et vous gagnerez encor beaucoup; sinon, croyez moi, venez à Tournay; vous êtes faitte pour les terres libres, et vous y serez souveraine. Il est d'ailleurs fort agréable de demeurer près d'une grande ville, où l'on trouve sous la main tout ce qui est nécessaire pour les agréments et pour la vie.

Je souhaitte que vous puissiez vous dégoûter de L'Ost-frise, que vous aiez envie de vous raprocher de Tubingen, que le goût des voyages vous reprenne. Vous verrez Ferney bâti, vous ne direz plus qu'il n'y a pas de Joli château dans le païs de Gex; vous verrez un très joli Théâtre, d'assez bons acteurs, et surtout beaucoup d'envie de vous plaire; agréez mes châteaux en Espagne, et surtout mon tendre respect.

V.