1762-06-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis.

Vivent les lettres, vivent les arts, vivent ceux qui ont un peu de goust pour eux, et même un peu de passion.
Monseigneur plus je vieillis plus je crois, dieu me pardonne, que je deviens sage; car je ne connais plus que littérature et agriculture. Cela donne de la santé au corps et à l'âme, et dieu sait alors comme on rit de ses folies passées, et de touttes celles de nos confrères les humains. Je vous crois àprésent dans votre retraitte que vous embélissez, et je m'imagine que votre Eminence y est très éminente en réflexions solides, en amusements agréables, en supériorité de raison et de goust, en touttes choses dignes de votre esprit. Ne bâtissez vous point? n'avez vous pas une bibliotèque? ne rassemblez vous pas quelques personnes dignes de vous entendre? (si vous en trouvez; voylà le grand point). Il est bien rare de trouver des penseurs en province et surtout des gens de goust. Je croiais autrefois en lisant nos bons auteurs que toutte la nation avait de l'esprit, car disai-je, tout le monde les lit, donc toutte la nation est formée par eux. J'ay été bien attrappé quand j'ay vu que la terre est couverte de gens qui ne méritent pas qu'on leur parle.

C'est un grand malheur pour moy de parler de loin à votre Eminence. Ma consolation est de vous consulter. Je vous conjure de juger sévèrement l'ouvrage que vous permettez que je vous envoye. Je voudrais bien faire de cette pièce quelque chose de bon. Je suis déjà sûr qu'elle forme un très beau spectacle. Je l'ay fait exécuter trois fois sur mon téâtre à Ferney, en vérité rien n'était plus auguste. Mais une tragédie ne doit pas plaire seulement aux yeux. Je m'adresse à votre cœur et à vos oreilles. Aurium superbissim judicium. Voyez surtout si vous êtes touché, amusez vous je vous en supplie à me dire mes fautes. Si la pièce est froide la faute est irréparable. Mais si elle ne manque que par des détails je vous promets d'être bien docile.

Recevez monseigneur mon tendre respect.

V.