1762-05-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis.

Je ne savais pas monseigneur qu'ayant perdu madame votre nièce vous aviez été encor sur le point de perdre sa sœur.
Il y a deux mois que je n'éprouve, que je n'entends, et que je ne vois que des choses tristes, permettez moy de compter vos douleurs parmy les miennes. Je vous avais marqué qu'un de mes chagrins était de ne pouvoir jouir de la consolation de m'entretenir avec votre Eminence. Ce chagrin est d'autant plus fort que je n'ay eu aucune espérance de vous revoir. Il m'est impossible de me transplanter. Tout ce que me permet mon état de langueur est d'aller de Ferney aux Délices, et des Delices à Ferney, c'est à dire de faire deux lieues. Certainement vous ne viendrez pas à Genève ainsi je n'ay que trop senti que je ne vous reverais jamais. Je ne vous en serai pas moins tendrement attaché. Vos lettres charmantes où se peint une très belle âme et une âme vrayment philosophe m'ont sensiblement touché, je prendray l'intérest le plus vif à tout ce qui vous regarde jusqu'au dernier moment de ma vie. Je vous exhorte toujours à joindre à votre philosofie l'amour des lettres. Vous me paraissez faire trop peu de cas du génie aimable avec le quel vous êtes né. N'ayez jamais cette ingratitude, vous joignez à ce génie un goust sûr et cultivé qui est presque aussi rare que le génie même. C'est une grande ressource pour tous les temps de la vie, et je sens que les lettres font la plus grande consolation de la vieillesse après celles qu'on reçoit de l'amitié. Je vous avoueray qu'elles sont chez moy une passion. Vous allez vous moquer de moy, mais je vous demande la permission de vous envoyer mon ouvrage des six jours au quel vous m'aviez bien dit qu'il fallait travailler six mois. J'ay grande envie que cette pièce soit ce que j'ay fait de moins mal; et je ne vois d'autre façon d'en venir à bout que de vous consulter. Vous n'avez vu que les matériaux, vous verrez l'édifice. Ce sera pour vous un amusement et pour moy une instruction. Ayez la bonté de me faire savoir s'il faudra que j'envoie le paquet à Soissons. Je sais bien que les paquets passent par Paris mais une tragédie n'effarouchera pas votre ami Jannel.

Auriez vous lu une réponse d'un jésuitte de Lyon ou de Toulouse à l'abbé Chauvelin? intitulée acceptation du défi? Il y a de la déclamation de collège, mais elle ne manque pas de raisons très fortes. Cette afaire est une des plus singulières de ce siècle singulier.

On n'est pas content de notre dictionnaire, on le trouve sec, décharné, incomplet, en comparaison de ceux de Madrid et de Florence. Oserai-je vous prier de me dire si vous aprouvez cette expression donner de la croyance à quelque chose? le papier me manque pour vous dire à quel point j'aime et je respecte votre éminence.

V.

Pui-je vous dire que le roy m'a conservé la charge de gentilhome ordinaire, et m'a fait payer d'une pension? je ne me croiais pas si bien en cour.